Bookmark and Share Deux notices du dictionnaire de la Défense – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Deux notices du dictionnaire de la Défense

Stéphane Degoutin, 2013. Subject: Enlarge your Pleasure Zone, Expanded panorama, Perverse Urbanism, Theme Park Cities

Ce texte reprend deux notices rédigées pour le Dictionnaire-Atlas de la Défense (Valérie Lefebvre et Pierre Chabard eds., éditions Parenthèses 2013). Elles y figurent sous les titres « Dérive » et « Cartographie ».
Voir aussi
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L’abandon à la ville

C’est en 1958, l’année de la création de l’Epad, que Guy Debord écrit sa « Théorie de la dérive ». Aucun lien ne relie les deux événements, sinon peut-être qu’ils incarnent la tension entre les deux extrêmes d’une même époque. La dérive figure parmi les premières expériences situationnistes: « Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. » (1)

La dérive se relie à l’écriture automatique: elle recherche dans le réel, ce que l’écriture automatique recherchait dans la littérature, comme en témoigne cette analyse a posteriori d’Ivan Chteglov, dans une lettre envoyée depuis la clinique psychiatrique où il fut longtemps interné: « La dérive […] était à la totalité ce que la psychanalyse (la bonne) est au langage. Laissez-vous aller au fil des mots, dit l’analyste. Il écoute, jusqu’au moment où il dénonce ou modifie (on peut dire détourne) un mot, une expression ou une définition. » (2). Le situationniste s’abandonne à la ville comme l’analysé s’abandonne au langage. La dérive hérite de l’approche surréaliste de la ville, notamment de Nadja d’André Breton (3), mais aussi des figures du flâneur baudelairien ou du chiffonnier benjaminien (4), voire du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau.

L’impossible abandon

La Défense est souvent présentée comme la ville qui annule la ville, qui ignore l’échelle humaine et frappe d’obsolescence l’expérience urbaine traditionnelle, pour la remplacer par une conception fonctionnaliste, monumentale, désincarnée, impropre par nature à la promenade, à la flânerie, à la sérendipité, et de façon générale à toute forme de plaisir. « La Défense semble exiger de chacun un but, un projet, une destination, elle est rétive à l’indétermination […] Il faut savoir où l’on va, ce qu’on veut faire, mais on ne peut pas ‘vaquer’. […] Le marcheur de la Défense ne s’appartient pas. Il est comme sur des rails qui risqueraient à la moindre inattention de disparaître sous ses pas. » (5)

Nous tenterons de démontrer, au contraire, que la Défense constitue un environnement parfaitement propice à la dérive (6) – mieux, qui génère de la dérive – et que c’est le monde du travail qui n’y est peut-être pas à sa place. Que ses concepteurs et ses architectes, bien qu’ils aient « oublié le plaisir du mouvement » (pour reprendre le mot d’Alain Berthoz (7)), en cherchant à annuler tout imprévu, ont construit malgré eux un quartier déconcertant, une machine à produire du mouvement des corps dans l’espace. Il s’agit donc ici d’analyser ce que le lieu permet malgré lui.

Montagnes russes pour piétons

La complexité, l’étrangeté des circulations, la difficulté à s’orienter constituent les caractéristiques spatiales les plus évidentes de la Défense, qui se présente au visiteur comme un inextricable labyrinthe tridimensionnel d’espaces disposés dans un désordre savant: entrelacs de couloirs, de passerelles, de tunnels, de passages, de galeries commerçantes, de lieux résiduels, de toits d’immeubles, de recoins, espaces improbables, tantôt souterrains, tantôt aériens, dont la hiérarchie et la logique ont définitivement échappé à la rationalité qui était à leur origine.

Contrairement à l’espace public des rues de Paris, lourdement structuré pour l’usage urbain, l’espace de la Défense reste brut, anarchique, résiduel et indifférent, ce qui permet de l’occuper librement, d’y errer à l’infini. La plupart des parkings et nombre d’espaces résiduels restent d’ailleurs ouverts et libres d’accès, les vigiles peu nombreux et tolérants. Véritables montagnes russes pour piétons, les circulations entraînent le visiteur dans des espaces de jeu immenses, déserts, dénués de voitures et très peu surveillés, n’imposant aucune contrainte au mouvement. A l’exception des tours elles-mêmes, munies de portails infranchissables, le site offre une grande quantité d’espaces accessibles, immense territoire quasi vide, hormis quelques heures par jour où il se trouve sillonné par des hordes de travailleurs tertiaires pressés.

A la Défense, une même logique spatiale ne se répète jamais deux fois. On a voulu partout innover, créer de nouvelles configurations urbaines, de nouvelles formes architecturales, de nouveaux systèmes de repérage dans l’espace. En découle une immense accumulation d’éléments disparates et de systèmes contradictoires, de nouveautés toutes différentes et indifférentes. Rien ne se détache de l’ensemble, aucune logique n’est poussée à son terme, aucune innovation ne s’avère décisive. Les composants urbains ne se situent jamais où on les attend; ils ne se présentent jamais sous un aspect attendu. Un jardin dans les trous d’une trame de miroirs cache l’entrée d’un parking; il faut se glisser sous le socle d’une statue pour trouver l’entrée d’un ensemble de bureaux. Impossible de prévoir, d’anticiper ce qui va se passer, et cette incertitude permanente engendre la dérive.

La dérive situationniste était fréquemment aidée d’alcool et de haschich. A la Défense, nul besoin de ces adjuvants: la configuration même du quartier favorise la perte des sens et joue un rôle hallucinogène. Une telle accumulation de variations spatiales évoque la configuration des tivolis parisiens du début du 19e siècle, jardins d’attractions qui condensaient en un même espace différentes logiques paysagères avec des plaisirs de toutes sortes, ou les Luna Parks qu’adoraient les surréalistes et le jeune Debord, ou des descriptions de palais de légende qui semblent s’être matérialisés ici, ou des villes orientales constituées de semblables entrelacs urbains, des souks exotiques, ou encore une attraction délirante du Park de Bruce Bégout (8), ou une île-labyrinthe aussi belle que Venise ou Disneyland (9) – mais pas un instant cette disposition n’évoque une ville moderne et rationnelle conçue par des technocrates.

Un quartier en dysfonctionnement permanent

Le problème de La Défense tient dans l’inadéquation entre une architecture et sa destination. Par une étrange ironie, c’est pour ceux dont le travail quotidien s’éloigne le plus des plaisirs de la dérive que l’on a construit un labyrinthe situationniste aux effets psychogéographiques patents. Or le labyrinthe, espace ambivalent, n’éveille le plaisir de circuler qu’à la seule condition que l’on s’y abandonne. Dans le cas contraire, il s’éloigne du bonheur situationniste et des jeux des jardins de plaisirs. Si l’on y circule avec un but, un projet, une destination, le labyrinthe se change en piège.

La fonction de quartier d’affaires tranche avec la configuration du lieu: elle lutte sans cesse contre lui, tentant de le faire fonctionner de force: corps contraints à des déplacements normés dans une architecture délirante. Ce décalage rend le lieu plus fascinant encore. Pour ces cadres qui, par profession, se vouent au rationnel, les complexes raffinements spatiaux de la Défense représentent une sorte de punition, un complot pervers pour l’éducation des dirigeants au plaisir du déplacement du corps dans l’espace. A moins que ce ne soit pour leur mettre sous les yeux, quotidiennement, le splendide chaos qu’engendre une surenchère de planification?

Cartographie

Le quartier d’affaires de la Défense possède une configuration spatiale tout à fait singulière. A titre d’exemple, si l’on veut rejoindre la tour Défense 2000 à partir du RER, il faudra se repérer dans la grande salle des échanges, traverser les espaces intérieurs du centre commercial, monter des escalators, ressortir en extérieur, descendre des rampes, bifurquer plusieurs fois, passer sous des pilotis d’immeubles d’habitation, contourner des échangeurs, trouver une passerelle aérienne, se faufiler sous le boulevard circulaire…
Comment représenter cette singularité? Comment représenter un espace aussi complexe ? Cartographier la Défense représente un véritable défi: il est extrêmement difficile de s’en faire une image mentale, ou d’en donner une représentation synoptique. Le défi est de donner une représentation qui rende compte de cette complexité sans perdre en lisibilité.


Ellipse cartographique. Détail du plan public piéton de la Défense (doc. Defacto).

Cette notice se penche sur les difficultés pour l’esprit humain à visualiser l’espace public de la zone A et sur les problèmes de représentation d’un tel lieu, qui tiennent en grande partie à l’emploi de systèmes d’organisation de l’espace inhabituels, qui coexistent et s’entrechoquent et que nous pourrions dénommer métaphoriquement ainsi : la zone de pureté, le labyrinthe, le cabinet de curiosités, les espaces aveugles. Nous recenserons quelques tentatives de les cartographier.

La zone de pureté
Les plans publics de la Défense représentent un espace le plus pur possible, comme si le lieu était formé d’une collection de bâtiments librement posés sur une dalle, séparés par du vide. Les concepteurs de la Défense, en effet, visaient la pureté métaphysique de l’espace architectural moderne « libéré ». Ce but est atteint à la tête du vaisseau. La « dalle » mérite son nom ici, dans l’espace ouvert et libre entouré des joyaux architecturaux que constituent le Cnit et l’Arche : objets abstraits, immatériels, sans échelle, dont le dialogue atteint la puissance que Le Corbusier voyait dans l’Acropole d’Athènes.

Le cabinet de curiosités
Partout ailleurs, les logiques spatiales se multiplient. Qui s’éloigne de l’axe historique découvre des variations de plus en plus lointaines sur le thème initial. La pureté se voit remplacée par des zones de concentration d’étrangetés architecturales. Délitement de l’anticipation : la disposition des espaces devient imprévisible, le lieu semble se réinventer à chaque instant sous vos pas.

Espaces aveugles
L’espace pur et lisible disparaît. La continuité de l’espace se voit brisée : dénivellations, escaliers, passerelles, ruptures de cohérence, arbres ou art public en travers du chemin, etc. Pour qu’existe l’espace pur, il a fallu rejeter tout ce qui gênait: les espaces techniques dans des terriers de béton, les transports dans des souterrains dignes de la Metropolis de Fritz Lang, les habitants expropriés ou relogés dans des cités périphériques, les liaisons avec l’extérieur étant assurées au cas par cas, par une accumulation de passerelles, d’escaliers, d’ascenseurs ou d’escalators. En matérialisant l’abstraction de l’espace moderne pur, les concepteurs de la Défense ont également produit son contraire: des espaces résiduels en quantités considérables, aux proportions de l’ambition et de la radicalité du parti-pris urbanistique. Ce sont pourtant ces lieux que l’on pratique au quotidien, qui forment l’espace public : le résiduel est ici la norme. Ces espaces aveugles, constitués de tout ce que l’on ne veut pas voir sur l’esplanade, incarnent le summum de l’incartographiable. Comment représenter ce que l’on ne veut pas voir ?

Emboîtement
Tout comme le Forum des Halles, mais à plus grande échelle, la Défense tient plus du porte-avions ou de l’aéroport que du quartier de ville au sens traditionnel du terme. On peut la considérer comme un seul et unique bâtiment, un gigantesque bloc de béton semi enterré, ceinturé par le boulevard extérieur. Qu’ils soient souterrains ou aériens, les composants de cet ensemble ne sont plus situés par rapport à la référence habituelle du sol naturel (qui n’existe plus), mais à l’un ou l’autre des niveaux artificiels, agglomérés dans un socle commun. En sous-sol, tout s’emboîte dans un ensemble compact qui accole les fonctions les plus hétérogènes. La contiguïté des espaces correspond rarement à une continuité des contenus. La Défense forme un monolithe discontinu, enchevêtré, hétérogène, constitué de couches opaques les unes aux autres, agrégation d’éléments solidarisés, intérieur et extérieur simultanés. La logique spatiale relève de l’expansion dans la concentration, du fragmentaire dans le monolithique, de la discontinuité dans le continu.
Bien que la vision globale d’une ville échappe toujours à l’observateur , son espace public peut en général être représenté par un plan schématique en deux dimensions, approximation qui permet de s’y repérer et d’y circuler. Mais comment représenter un site dont la plupart des espaces sont cachés les uns aux autres ?


Juxtaposition tridimensionnelle. Détail d’une coupe de division en volume du quartier Alsace (doc. Epad).

Ruptures d’échelle
Ici, une trappe ouvre sur un espace immense. Là, une insensible dénivellation masque au regard la vue d’ensemble comme le ferait une tour de 200 mètres de hauteur. Ailleurs, une voie rapide s’efface sous une passerelle. Parfois, l’échelle pertinente pour le visiteur est celle d’une tour, parfois c’est celle d’une porte. Comment représenter ces ruptures de continuité spatiale, minuscules par rapport à l’échelle du site? Comment faire coexister sur un même plan des échelles aussi différentes?

Corps sans organes
Contrairement à la logique du site, les tentatives pour dresser une carte générale se focalisent sur la peau: la surface de la dalle et les façades des immeubles. La grande maquette qui occupe la meilleure place du musée de la Défense montre les espaces extérieurs, sous forme de volumes blancs opaques, collés les uns aux autres comme un grand corps pur, comme une illustration de la notion deleuzienne de « corps sans organe » . La seule modélisation 3d du site entier (dont la fabrication mobilise deux personnes à temps plein ) montre la Défense comme une simple épaisseur, un épiderme lisse et coloré ne recouvrant aucun organe.

Espace transparent
Comment dresser une vue d’ensemble ? D’autres types de représentation sont à inventer. Le musée de la Défense présente deux tentatives. La première est une série de coupes transversales de l’esplanade centrale, imprimées sur plastique transparent, disposées verticalement les unes à la suite des autres, dans une succession qui reconstitue le volume souterrain. Dans une autre maquette de la dalle, entre le Cnit et les Quatre Temps, les volumes sont représentés par des plaques de plastique transparentes, qui permettent de comprendre la logique des espaces souterrains (illustration 4). Ce principe s’avère efficace, et l’on aimerait le voir généralisé à plus grande échelle: les différents éléments pourraient être représentés par autant de couleurs.



Tentative de représentation des niveaux artificiels sous la dalle (Musée de la Défense, photo: Stéphane Degoutin).

Mémoire orale
Defacto possède une série de plans schématiques d’ensemble, classés par systèmes (dalle, voiries, passerelles, parkings, égouts, galeries techniques), qui ne permettent une vision synthétique du site qu’à condition de superposer mentalement les couches. Mais pour des raisons de sécurité, ce plan n’est pas diffusé au public. Surtout, il lui manque la troisième dimension. Pour y remédier, Defacto envisage la création d’un Sig (Système d’information géographique) tridimensionnel. On pourrait alors visualiser le site sous forme de coupes dynamiques, à la manière de ce que permet un logiciel tel que Catia. En attendant une cartographie idéale, on s’en remet à l’expérience de ceux qui travaillent ici depuis longtemps ; d’où cette phrase à consonance proverbiale, fréquemment entendue dans les bureaux de Defacto : « La voix de l’ancien est plus vraie que l’informatique ».

Archéologie
Parce qu’il est si difficile de se le figurer, l’espace de la Défense reste imprévisible. Quartier du contrôle et de la planification extrême, il échappe à la vision synoptique et redevient un territoire presque naturel. Les sous-sol artificiels, vieux de quelques décennies seulement, s’appréhendent déjà comme un terrain de fouilles archéologiques : en l’absence de plans exhaustifs, les ingénieurs percent des murs pour voir ce qui se trouve derrière, puis les services juridiques tâchent de déterminer à qui appartiennent les lieux. C’est ainsi qu’on a récemment mis à jour un volume entre l’A14 et la salle d’échanges, un autre près de la rampe Valmy. A l’occasion du projet Seine-Arche, les travaux ont révélé des tunnels oubliés et des parkings vides.

Objet hautement prémédité, le quartier d’affaires de la Défense défie paradoxalement les capacités de l’esprit humain à visualiser un espace complexe. A la manière d’une fable à la Borgès, le lieu se voit doté d’une logique qui le rend résistant à la cartographie, imperméable à sa saisie par l’image, comme s’il refusait de se laisser diminuer par la représentation.

(1) G.-E. Debord, « Théorie de la dérive », Internationale Situationniste, n°2, décembre 1958, pp.19-23 (rééd. Paris, Fayard, 1997).
(2) I. Chteglov, « Lettres de loin », Internationale Situationniste, n°9, août 1964, pp.38-40 (rééd. Paris, Fayard, 1997).
(3) A. Breton, Nadja, Paris, Nouvelle Revue française, 1928
(4) W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989 (Das Passagen-Werk, trad. de l’allemand par J. Lacoste).
(5) C. Fischler, La Défense. Perceptions et pratiques de l’espace: aménagement et vie quotidienne, Paris, Publicis: Direction des études et recherches, 1977, p.36 et p.33.
(6) S. Degoutin, « La Défense endless tour »,
(7) A. Berthoz, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997.
(8) B. Bégout, Le Park, Paris, Allia, 2010.
(9) S. Degoutin, « La Défense est un parc d’attractions qui s’ignore », .

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