Bookmark and Share Le souffle vital de la substance grise – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Le souffle vital de la substance grise

Stéphane Degoutin, 2012. Subject: Enlarge your Pleasure Zone, Paris - parc d'attractions, Theme Park Cities

Cet article est paru (en anglais, espagnol et catalan) dans le numéro 263 de la revue Quaderns.

L’oubli des fausses montagnes dans les différentes histoires de l’architecture est troublant. Même Ulrich Conrads n’en mentionne pas une seule dans son Phantastische Architektur. J’ai esquissé ailleurs une tentative pour combler ce manque (1).

Je m’arrêterai ici sur un moment essentiel de cette histoire, où un lointain héritier du (souffle vital) des montagnes chinoises se transmute en grey goo (substance grise). Cette singulière opération se produit entre les otaries, les éléphants et les singes, au zoo de Vincennes, construit en 1934 par Charles Letrosne à Paris. Cet article propose de le comprendre comme un environnement métaphysique.

En pensant créer un zoo, Charles Letrosne a matérialisé involontairement une expression architecturale extrêmement aboutie de la relation homme/nature/artifice au 20e siècle, un milieu intégral qui incarne la continuité du vivant, du minéral et du chimique, dans une forme unique et homogène. La montagne artificielle en est l’élément exclusif : une prolifération de rochers annihile sur son passage toute autre forme construite.


Les jardins du Yuánmíng Yuán (« jardin de la clarté parfaite »), riches en montagnes artificielles. Ancien palais d’été impérial, situé à 8 km au nord de la Cité interdite de Beijing, il fut détruit en 1860 par les troupes britanniques et françaises, lors des guerres de l’opium.

De nombreux peuples ont construit des tumulus ou des pyramides dans un but cosmique, mais quel autre peuple, avant les Chinois, a construit des montagnes artificielles en forme de montagne? S’ils préfèrent les montagnes naturalistes à leurs dérivés symboliques, c’est que celles-ci «ne doivent pas être prises pour de simples termes de comparaison ou de métaphores, elles incarnent physiquement les lois fondamentales de l’Univers qui se montrent à nous. » (Stéphanie Boufflet (2)).

La montagne est au fondement même de l’espace pour les Chinois, car c’est d’elle que provient le Souffle Vital ou , principe essentiel qui circule en toutes choses, qu’elles soient inanimées ou vivantes. Étrangement (pour nous), la présence du ne dépend pas que la montagne soit «naturelle» ou construite.

Au 18e siècle, les montagnes artificielles sont importées en Europe. Fascinés par l’exotisme des jardins chinois, les paysagistes anglais en reproduisent les apparences extérieures (asymétrie, irrégularité, goût de l’étrange…), détachées de leur système philosophique d’origine. Dans les parcs à fabriques aristocratiques, elles voisinent avec fausses ruines, pagodes, tentes turques…

Transbahutées d’une vision du monde à une autre, où l’exotisme prime souvent sur le , la mode des montagnes artificielles gagne, au 19e siècle, les parcs publics et les parcs d’attractions (3). Carl Hagenbeck l’introduit ensuite dans les zoos, avec l’aide du sculpteur Urs Eggenschwiler. Étrange représentant du climat de l’époque, Hagenbeck est dresseur, importateur d’animaux, directeur de cirque et de zoo. Il décime des milliers d’animaux, et importe également des «sauvages» pour alimenter les «zoos humains», qui les présentent dans des villages reconstitués, comme des animaux de foire. Mais il invente aussi le principe du «zoo sans barrière», où les animaux sont séparés du public par un fossé plutôt qu’une grille, dans une illusion de liberté.

Le zoo de Hambourg (Hagenbeck, 1907) brouille les frontières entre l’animal et humain, entre le local et l’étranger. Les animaux vivent dans un environnement évoquant leur milieu naturel, reconstitué grâce à un traitement paysager, par la création de rochers artificiels et ponctué d’architectures exotiques, notamment asiatiques (pagode, pont, arche, temple…). Dans cette atmosphère éclectique, les faux rochers ont encore le statut de fabrique.


Le grand rocher et l’entrée principale du zoo de Vincennes. Cartes postales Cim, Jean Combier photographe. Date inconnue.

Grey goo

Le zoo de Vincennes se présente comme un espace furtif. Inséré dans l’entrelacs d’une sortie de Paris, ni central ni périphérique, il est longé par des rues courbes qui semblent vouloir l’éviter. Seul le signale le grand rocher, haut de 67 m. Mais par un étrange effet d’échelle, il est difficile d’évaluer à quelle distance on s’en trouve, comme s’il se situait dans une dimension géométrique différente.

L’environnement créé par Letrosne (5) est pour le moins troublant. Une fois traversée l’enceinte du zoo, «aucune architecture humaine n’apparaît» (4). Aucun éclectisme architectural, aucune curiosité ne vient concurrencer les montagnes. Plus généralement, c’est la logique constructive du monde extérieur qui est annulée. Charles Letrosne a effacé toute trace reconnaissable d’architecture.

La nature entière est symbolisée à partir d’un seul élément de base – le rocher – forme naturelle libre que la multiplication à l’infini rend abstrait. Il exprime à lui seul l’environnement supposé de toutes les espèces exotiques. Cellule d’habitation pour animaux, splendidement indifférent aux espèces qu’il contient (qui s’y sentent sans doute aussi peu à l’aise que les pingouins du zoo de Londres dans la piscine construite par Lubetkin), le rocher représente de manière identique les côtes, la forêt, les steppes ou la montagne.

Ni architecturaux ni organiques, les rochers se situent dans une zone floue. Alors qu’à Hambourg, Budapest (6) ou Londres, on a représenté des accumulations de rochers distincts, ici la surface est continue, comme s’il y avait un unique bloc coulé — un continuum de béton armé sur un lit d’eau — qui annonce l’espace plastique abstrait de l’Endless house de Frederick Kiesler (1958). Le visiteur se déplace dans un environnement intégral, reconstitué, homogène et inerte qui unit, dans un même espace cosmique montagnes, eau, animaux, végétaux et humains.


Le continuum de béton du zoo de Vincennes dans son état d’origine. Carte postale, photographe et date inconnus.

L’omniprésente matière semble dégouliner sur tout le site depuis le sommet du Grand Rocher, envahir tout l’espace comme une poudre grise, monument continu dont la trame architecturale serait remplacée par le déroulement d’une pierre inépuisable. Le zoo de Vincennes constitue un certain aboutissement de la logique du béton. Poudre uniformisatrice, résultant d’un processus chimique, il se répand avec indifférence. Les rochers se développent avec une apparence de liberté totale, grâce à un matériau qui s’accommode de toute forme, pour constituer un «blob» informe et continu qui ne laisse deviner aucune contrainte de construction.

Les montagnes des jardins chinois exprimaient le goût des lettrés pour les assemblages de pierres patiemment sélectionnées pour leurs formes, qui sont ensuite retravaillées pour paraître encore plus étranges, pour qu’à chaque pas dans la montagne, le paysage soit modifié. «La variété et l’imagination atteignent dans ces compositions un sommet […] les artistes parviennent alors à donner à leurs montagnes artificielles une impondérabilité telle que les pierres semblent émerger du vide.» (Michele Pirazzoli-T-Serstevens (7))

La concrétion de Vincennes incarne l’exact contraire. Alors que la tradition chinoise spiritualise la matière, la peau infinie, sans profondeur, du zoo réalise l’utopie d’une synthèse totale du monde naturel à partir de ses constituants chimiques. Elle engendre un environnement plastique indiffèrent à la particularité architecturale : un lieu d’annulation de la matière.

Cette vision universaliste du béton, « pierre artificielle » ou « pierre infinie », était déjà formulée au milieu du 19e siècle par l’industriel et utopiste François Coignet, qui édifia en 1851, dans la banlieue nord de Paris, la première maison au monde entièrement coulée en béton comme en un seul bloc (8). Le fantasme de la poudre universelle se poursuit avec l’imaginaire associé aux nanotechnologies. Dans son livre Engins de création, Eric Drexler imagine le scénario d’une « substance grise » auto-réplicante qui envahirait la planète entière. On peut voir les rochers du zoo de Vincennes comme une métaphore construite, où les animaux et le public, leurrés, se fondent dans ce monde artificiel comme dans la grey goo.

Le zoo de Vincennes fait fusionner deux manières antinomiques d’être au monde : l’hyperprésence du de la montagne et la dissémination absolue de sa matérialité par le déroulement infini de la grey goo. Il en résulte un lieu paradoxal, qui semble à la fois donner vie aux animaux qu’il abrite et les réduire à l’état de poudre.


Les rochers artificiels transmutés à l’état de nature. 30 novembre 2008, dernier jour d’ouverture au public du zoo de Vincennes. Photo: Stéphane Degoutin.

Retour à l’état de nature

Depuis plusieurs décennies, le zoo est délaissé par le public, et rattrapé par une nature non domestiquée. La végétation prolifère, déborde, grimpe sur les parois. Des plantes nouvelles apparaissent. Soumise aux intempéries, la fine enveloppe de béton prend d’étranges couleurs, se patine, se voit recouverte de mousse et de lichen, ce qui lui confère un aspect paradoxalement naturel — excepté aux points où le béton s’effrite et met à nu le squelette métallique rouillé censé le maintenir. La mince peau craque sous le jeu interne des ferraillages. Des morceaux entiers se détachent. La construction lézardée, meurtrie apparaît alors comme une vanité. Le vieillissement trahit son origine humaine.

Le public se fait chaque jour plus rare, et le lieu est progressivement débarrassé de ses animaux. Les derniers visiteurs errent dans un zoo à moitié vide, dont les rochers accueillent des espèces plus citadines : rats, pigeons ou chats confortablement installés dans les immenses cages libérées. Le parc reste ouvert au public jusqu’en 2008. Et c’est peut-être cet état qui constitue la meilleure expression de sa présence au monde, à mi chemin entre la vétusté du rêve prométhéen et sa digestion par la nature.


Photo: Stéphane Degoutin.

Mais cet état ne dure pas. D’importants travaux de transformation ont débuté le 1er septembre 2011, selon un programme (9) qui a fait l’objet de nombreuses critiques (10).

Le lieu est devenu impropre à montrer des animaux. Mais pourquoi s’acharner à vouloir en faire un zoo? Les dernières années ont montré qu’il conservait ses qualités même lorsqu’il était partiellement dépourvu d’animaux. Puisqu’il incarne un rapport de l’homme avec son environnement naturel et technique, nous avions proposé d’en faire un laboratoire de recherche-action, dont le but serait de proposer des solutions alternatives pour l’avenir de l’homme sur la planète, en réponse à la menace qu’il crée par ses propres technologies. Un collectif de chercheurs y fabriquerait une cité académique utopique, contenant des laboratoires et des logements. Les faux rochers, habités par des intellectuels semi primitifs et quelques animaux, s’intégreraient dans un parc ouvert au public (11).


Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Vincennes Zoo Research Lab, 2010. Tirage photographique, 150 x 100 cm.

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1 (Retour) Voir aussi le chapitre «Form : Artificial mountains» dans le livre de Stan Allen et Marc McQuade, Landform Building: Architecture’s New Terrain (éd. Lars Müller, 2011) ; les rencontres «Montagnes et architecture», 2009; l’article «Artificial mountain design» sur Designboom

2 (Retour) Stéphanie Boufflet, Conversation avec la montagne, Ecole d’Architecture Paris la Seine, 2001, p.12-21.

3 (Retour) Voir Gilles-Antoine Langlois, Folies, tivolis et attractions, les premiers parcs de loisirs parisiens, Action artistique de la Ville de Paris, 1991.

4 (Retour) André Hermant, « Le nouveau zoo de Vincennes », L’architecture d’aujourd’hui, n°8 1934

5 (Retour) Plusieurs bâtiments de Letrosne sont protégés au titre des monuments historiques, mais ce n’est pas le cas du zoo.

6 (Retour) Sur les grands rochers du zoo de Budapest (1909), voir Péter Kis, Miklós Persányi et Márta Szabon, « The Great Rock », in Stan Allen et Marc McQuade, Landform Building : Architecture’s New Terrain, Baden, Lars Müller, 2011.

7 (Retour) Michele Pirazzoli-T-Serstevens, « Jardins » in « Chine (L’Empire du Milieu) » in Encyclopaedia Universalis, vol.5, p561, 2002

8 (Retour) Cette maison est actuellement à l’état d’abandon. Cf. Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Cyborgs dans la brume, vidéo, 45’, 2011.

9 (Retour) Programmation : Museum National d’Histoire Naturelle. Architecture : Véronique Descharrières et Bernard Tschumi. Paysagisme : Jacqueline Osty.

10 (Retour) Frédéric Robineau, «Le zoo de Vincennes ne doit pas mourir!», samedi 25 septembre 2010; Frédéric Edelmann, «Le zoo de Vincennes pourrait perdre ses rochers», Le Monde, 26 Novembre 2010 ; François Roche, «Who’s got the authority to raze the ZOO?, 2011.

11 (Retour) Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Vincennes Zoo Research Lab, 2008-2011.

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