Bookmark and Share La Défense est un parc d’attractions qui s’ignore – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

La Défense est un parc d’attractions qui s’ignore

Stéphane Degoutin, 2004. Subject: Perverse Urbanism

(English version here)

Loin d’être un quartier rationnel, fonctionnel, international ou moderne, la Défense est un lieu magique, plein de zones de liberté et de potentiel : un lieu d’agréments.


Golden Networks: Les Réseaux routiers de La Défense (maquette Epad / photo S. Degoutin).

Sur-planification
Cela paraît difficile à croire aujourd’hui, mais La Défense a bel et bien été conçue pour rationaliser les circulations. Ici a été expérimenté à l’extrême le principe fondamental de l’architecture moderne, que Michel Houellebecq définit comme «un immense dispositif d’accélération et de rationalisation des déplacements humains» (MH, Interventions).

La Défense est le lieu où ce dispositif est devenu fou.

La multiplication des circulations y atteint un degré piranésien : profusion infinie de passerelles, couloirs souterrains labyrinthiques, espaces variés et ouverts: un dédale tridimensionnel. La Défense incarne le chaos qui naît d’une surenchère permanente de planification.

Le prix de la pureté
L’Esplanade (=la dalle) est l’espace moderniste par excellence: très large, ouvert sur le ciel, totalement séparé du trafic motorisé et libre de toute fonction prédéfinie. La vue est dégagée et la disposition des bâtiments répond à une logique simple (l’Axe Historique, qui est presque un objet religieux pour les urbanistes de La Défense), soulignée par des points de repère (l’Arche, le CNIT, l’Arc de Triomphe au loin, le quadrillage au sol). A l’intérieur de ses limites, rien n’interrompt la circulation des piétons.

Mais pour qu’existe cet espace pur, il a fallu rejeter autour tout ce qui gênait (voitures, bus, espaces techniques, espaces servants, parkings souterrains, terrains non affectés, sorties de secours, gestion des ordures…) – d’où la prolifération d’espaces résiduels, non pensés, mal circulants, mal aérés.

La zone aux parcours extrêmement explicites a donc généré autour d’elle une zone labyrinthique extrême. Dès que l’on s’éloigne de l’esplanade, l’espace se rétrécit, les dénivellations et les cassures se font plus fréquentes. La dalle n’est jamais vraiment plate, elle n’est qu’une suite de brisures, d’escaliers, de pentes…

Comme projetés vers l’extérieur, ces morceaux de dalles butent sur le boulevard circulaire comme sur une enceinte de château fort qui protège La Défense de son contexte immédiat, la banlieue ordinaire.


Les points bleux correspondent aux photos géolocalisées sur Panoramio / Google Earth. Ils redessinent très nettement ce que les urbanistes ont donné à voir: l’axe historique et l’esplanade (l’équivalent pour La Défense de la Main Street de Disneyland), en évitant systématiquement l’envers du décor.

La Défense est une île perdue au milieu du plancton urbain. La circulation sur le boulevard circulaire est rapide et dangereuse. Le flux continu du trafic enferme le quartier dans ce qui ressemble à un immense échangeur d’autoroute ou un immense rond-point, une montagne russe pour automobilistes, avec une débauche de montées et descentes, courbes, accélérations et décélérations… si bien qu’on s’imagine dans un vaste territoire, à l’échelle de cette profusion de routes. Mais en réalité, toutes ces boucles et ces dénivelés sont condensés dans un espace minuscule, collées les unes aux autres, se superposant, passant de sous-sol obscur en surplomb vertigineux, zigzaguant entre les tours, slalomant au milieu des entrées et sorties des parkings, communiquant entre eux à l’infini. Entre les trous laissés par cette tuyauterie de conducteurs aveugles, le quartier d’affaires s’insère comme la statue de vache au centre d’un rond-point, et on a parfois le sentiment, en tournant autour sans savoir comment y pénétrer, qu’il joue le même rôle: décoratif et inaccessible.

La liaison du quartier avec l’extérieur se réduit à sa plus simple expression. Soudain, il n’y a plus qu’une passerelle suspendue au dessus des voies de circulation, de morceaux de chantiers ou de parkings. Une fois la passerelle traversée, on se trouve au dessus de coins de banlieue qui, au contact du monstre, ont dérivé de sa forme, de manière plus chaotique encore.

Pour redescendre sur terre, on pénètre dans escaliers contenus dans d’étranges boîtes de béton, on descend à pied des escalators qui n’ont jamais fonctionné, on suit des chemins qui changent de direction de façon imprévisible, des escaliers ajoutés à la va-vite, des trottoirs de 50 cm. de large bordant des voies rapides ou traversant des parkings avant de remonter dans un jardin public…


L’obsession de l’axe, matérialisée: Karl Frederik Reutersward, projet de rayon laser de la Défense au Louvre, vers 1975.

Comme dans tous les bons romans de science-fiction urbaine, ses sous-sols abritent un monde parallèle: parkings, autoroute, centre commercial, stations de bus, centres de conférences internationaux, stations de métro abandonnées, atelier d’artiste, chapelle, cantines secrètes, voies de chemin de fer, salles vides dont on a oublié la destination… Ils sont habités par des SDF, des policiers, des travailleurs, des automobilistes, des squatters, des touristes égarés, des drogués, des photographes de mode, des ingénieurs…

Tous les cent mètres, une logique spatiale nouvelle. On a voulu innover systématiquement, créer partout de nouvelles géométries architecturales, de nouvelles configurations urbaines, de nouveaux systèmes de repérage. Le résultat est une immense accumulation d’éléments disparates, reliés par des systèmes contradictoires. Pourtant les espaces n’apparaissent pas singuliers au visiteur: La Défense est une accumulation de nouveautés, toutes différentes et indifférentes.

C’est sans doute de là que le site tire une partie de son attrait. Il exerce en effet «la fascination des labyrinthes et des chambres secrètes, des passages sombres et des vertigineuses volées de marches […] ni un bâtiment ni une ville, mais une synthèse des deux, cette architecture fut conçue par des gens qui construisaient en s’en remettant à leur lumière intérieure et leur imagination vierge.» Cette description de Bernard Rudofsky (Architecture sans architectes), n’était pas destinée à La Défense, mais elle s’y applique parfaitement.

Du fait de toutes ces aberrations, La Défense échappe aux intentions de ses concepteurs. Le projet initial n’est jamais réalisé; et au lieu d’engendrer un quartier bêtement moderne, fonctionnel et bien composé, c’est un lieu magique qui est sorti de terre: un immense parc d’attractions en changement permanent, jamais conforme à ce que l’on attend.

Elle constitue un monde en soi, et reproduit « la forme première de la cité mythique: c’est une île qu’entoure un périphérique comme un fleuve » (Patrick Grainville). C’est un espace fantasmatique, plein d’objets magiques (arche, tours, collines de béton, voûte gigantesque, passerelles en plein ciel, souterrains obscurs…), totalement inintelligibles pour qui ne connaît pas leur origine.

La Défense est un parc d’attractions qui s’ignore.
Elle offre des espaces de jeu immenses, déserts, et très peu surveillés. Certes, les tours elles-mêmes sont munies de portails infranchissables. Mais il reste une quantité d’espaces accessibles – souvent de très grandes dimensions – sous-sols, parkings, toits de certains immeubles… La plupart des parkings sont libres d’accès aux skaters, les espaces servants sont généralement accessibles, les vigiles tolérants.

La durée d’une promenade à La Défense est potentiellement infinie.

Assemblage poétique d’objets architecturaux, chambres secrètes, labyrinthe d’espaces tantôt souterrains tantôt aériens, parcours étranges… La Défense tient moins de l’urbanisme moderne que du collage surréaliste.

Visite sans fin de La Défense avec Nogo Voyages.

La Défense sur Lost in Créteil

© Stéphane Degoutin 1999-2009

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