Bookmark and Share Eléments pour une histoire en images de la fausse montagne – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Eléments pour une histoire en images de la fausse montagne

Stéphane Degoutin, 2009. Subject: Enlarge your Pleasure Zone

L’oubli des fausses montagnes dans les différentes histoires de l’architecture est troublant. Même Ulrich Conrads n’en mentionne pas une seule dans son Phantastische Architektur* (1960), pourtant riche en grottes, sphères géantes et autres éléphants habitables. Elles sont absentes de la description de Coney Island par Rem Koolhaas dans New York délire (1978). Quelques montagnes disnéennes sont présentes, sous forme de vignettes, dans The City Observed: Los Angeles de Charles Moore. Pas une montagne cependant dans Built in the USA: American buildings from airports to zoos (1985), guide de la production architecturale courante aux USA, entre stands de hot dogs et granges, écrit par Steven Izenour, Charles Moore et autres architectes postmodernes.

La fausse montagne est à l’histoire de l’architecture ce que la pornographie est à l’histoire du cinéma.

Il était plus que temps de corriger ce manque; voici donc une tentative dans ce sens. Il ne sera pas question ici de bâtiments qui évoquent des montagnes — la symbolique architecturale est un cache-sexe —, mais uniquement de franches reproductions naturalistes.

Il entre pourtant dans leur conception une part d’idéalisation. Cela passe en général par une miniaturisation (parfois à une échelle précise, comme le montre l’exemple du Matterhorn de Disneyland), par l’insistance sur les détails signifiants ou la présence visible de la faune.



Le jardin de la Forêt du lion, à Suzhou (Chine), construit à partir du 14e siècle par le moine Tian Ru et ses disciples.
La montagne artificielle est un motif récurrent du jardin chinois. Le pavillon principal du jardin de la Forêt du lion (où l’architecte Ieoh Ming Pei habitait pendant son enfance) fait face à un massif montagneux miniature, auquel on accède en traversant un pont de pierre. Le pont ouvre sur plusieurs chemins labyrinthiques, qui s’entrelacent à l’intérieur ou au-dessus de la montagne. La montagne-labyrinthe s’avance en presqu’île sur un petit lac.


Fischer von Erlach, Montagnes et cavernes artificielles à la chinoise, 1721


L’entrée du désert de Retz, en 1782. Illustration tirée de Gilles-Antoine Langlois, « Folies, tivolis et attractions ».
Les jardins de folies (ou fabriques) aristocratiques comportaient fréquemment des « montagnes », qui consistaient le plus souvent en amas de rochers. Il reste au parc Monceau actuel (qui n’est qu’un lointain résidu de l’ancienne Folie de Chartres) une très discrète montagne.



Thomas Charles Naudet, « Fête de l’être suprême au champ de mars le 20 prairial an II (8 juin 1794) »
Le culte de l’être suprême fut une « religion de substitution », approuvée par l’état. Elle prend pour symbole le plus visible une fausse montagne érigée pour des fêtes fastueuses.


Alexandre-Théodore Brongniart, Projet de montagne dans la cathédrale Saint-André de Bordeaux pour la fête de la Liberté et de la Raison, 1793.
« Ce projet destiné au culte de la nature inverse la topographie de l’édifice sacré: le coeur est transformé en entrée et la nef accueille la montagne. » (Bettina Laville et Jacques Leenhardt, Villette-Amazone, Manifeste pour l’environnement au XXIe siècle). Les moyens employés sont ceux, très « 20e siècle », du collage, du détournement et du jeu. Par le retournement du scénario d’entrée dans la cathédrale, c’est toute la symbolique habituelle de l’édifice qui est remise à sa place: on entre par le divin, pour aboutir sur le matériel, plutôt que l’inverse. C’est l’illustration littérale (et prémonitoire) de la conception matérialiste du sacré théorisée par Ludwig Feuerbach: au divin est substitué par ce dont il avait pris la place: la nature. Mais celle-ci se trouve réduite à quelques éléments essentiels, dans une condensation qui constitue à son tour un symbole.


Le parc des Buttes-Chaumont, Paris. Georges Eugène Haussmann et Jean-Charles Alphand pour Napoléon III. Il ouvre en 1867.
Le parc des Buttes-Chaumont est l’un des meilleurs délires du Second Empire (Napoléon III + Haussmann + Alphand), et l’un des mieux préservés. La falaise culmine à 30 mètres.


Le pont des suicidés au parc des Buttes-Chaumont, Paris.


Jost R. Samson, La tour Eifel [sic] dans le mont Samson, 1895. Projet (non réalisé) pour l’amélioration de la tour Eiffel.


Le Village Suisse à l’exposition universelle de 1900, Paris


Montagne sur Surf Avenue, Coney Island.
Les fausses montagnes sont omniprésentes dans les parcs d’attractions, que ce soit sous forme naturaliste ou dans leur variante mécanique des montagnes russes, ou encore la combinaison des deux. Elles participent du désir de condensation du territoire.


Le Scenic Railway de Luna Park Paris au début du 20e siècle.
Luna Park était très apprécié des surréalistes. Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain, auteur du « Formulaire pour un urbanisme nouveau« ) et Guy Debord hériteront de ce goût. Debord déclarera « L’avenir est dans des Luna-Parks bâtis par de très grands poètes. »


Tierpark Hagenbeck, Hambourg (1907)
A la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, Carl Hagenbeck importa des animaux exotiques par centaines. Il contribua également à populariser les « zoos humains », qui présentaient des « sauvages » comme des animaux de foire. Il inaugure à Hambourg en 1907 le premier zoo moderne, sans barrières apparentes, dans lequel les animaux semblent se promener en liberté dans un décor évoquant leur territoire d’origine. Cependant, Hagenbeck n’invente pas la fausse montagne de zoo. Au tout debut du 19e siècle, Molinos avait proposé un projet de grand rocher (non réalisé) pour les fauves de la ménagerie du Jardin des Plantes. Quelques années plus tard, le zoo de Madrid avait inauguré une fausse montagne.


Le Grand Rocher du Zoo de Vincennes, vue en coupe.


L’intérieur de la structure du Grand Rocher du Zoo de Vincennes en 2009.

Inspiré du Tierpark de Hambourg, le zoo de Vincennes reprend également l’exemple de la fausse montagne des Buttes-Chaumont. L’architecte Charles Letrosne construit le rocher entre 1932 et 1934. Il est entièrement en béton armé, depuis la charpente jusqu’à sa peau de 5cm d’épaisseur. Longtemps fermé pour rénovation, il rouvrit quelques années seulement, avant d’être à nouveau fermé, puis rouvert, avant de fermer à nouveau avec le zoo entier dont l’avenir, faute de visiteurs, reste très incertain. Il est donc aujourd’hui impossible de visiter ce chef-d’oeuvre d’architecture menacé.

Mise à jour: le zoo a été presque entièrement rasé, pour faire place à un projet de peu d’intérêt. Le rocher est conservé, mais sans l’ensemble qui l’entourait, il a perdu une grande partie de son sens. Dans cet article, Le souffle vital de la substance grise, j’explique pourquoi feu le zoo de Letrosne était un environnement métaphysique.


Le « Matterhorn Bobsleds », construit en 1959 à Disneyland, Anaheim.
La montagne est un motif récurrent des parcs Disney: Big Thunder Mountain, Splash Mountain, Grizzly Peak, Space Mountain, Mountain Expedition Everest, Mount Mayday, Mount Gushmore… Elle participe pleinement de la conception disnéenne de l’espace, qui repose sur la construction de « mondes en petit » (pour reprendre l’expression de Rolf Stein). La plus célèbre est sans doute le Matterhorn, réplique miniaturisée du sommet du Matterhorn suisse (mont Cervin), à l’intérieur duquel se croisent montagnes russes et téléphérique. Voir ici l’histoire de sa construction.


Construction du Matterhorn de Disneyland


Parc d’attractions abandonné près de Nara (Japon), construit en 1961 sur le modèle de Disneyland. Black Fox



Gottfried böhm, église à Neviges (Allemagne) 1963-1972. Photographie de K. Karrenberg. Info. Article de Karl Kiem.


No Stop City (Archizoom Associati, 1968-1972) intègre le territoire naturel au sein d’un espace intérieur infini et climatisé. Coincées entre les plans horizontaux du faux plancher et du faux plafond, rivières et montagnes à la chinoise attendent d’improbables usagers.


Source
Projet (non réalisé) pour le Centre Pompidou, par Claude Parent, 1971.
La proposition de Claude Parent hésite entre la colline boisée et le tumulus.


Hans Dieter Schaal, « Path crossing a tiled platform that is penetrated by rocks », 1970s


Peter Cook, « Sponge building », Projet non réalisé, 1975


Peter Cook, 1975


Montagne d’appartement, dans « Rencontres du troisième type » ( »Close Encounters of the Third Kind »), 1977.


Roger Ferri, projet pour Madison Square Park, NY, 1976
Intrigante collusion entre la chose et son symbole.


Contre-projet (non réalisé) pour le Forum des Halles, 1979, par Antti Lovag, Guy Catutti, Jean-Claude Laporte, Philippe Parisot, Claude Sacqueppe et Thierry Valfort.
L’ « habitologue » Antti Lovag propose en 1979 de recouvrir le trou des Halles d’une sorte d’immense colline creuse, en réponse au concours international de contre-projets en opposition au Forum des Halles en construction.


François Roche, projet (non réalisé) pour la maison de la culture du Japon à Paris, 1990. Source
En 1990, ce projet est aux antipodes de la pratique architecturale courante. Il réintroduit dans le construit un élément naturel sous forme d’un copier-coller radical.


A Marne-la-Vallée, au sud de la rivière artificielle Rio Grande qui se jette dans le lac Disney, se trouve le Disney’s Santa Fe hotel (Antoine Predock arch., 1992). Tout au fond, entre les ensembles d’appartements réunis en petits immeubles à gradins multicolores, inspirés des bâtiments en adobe du sud ouest américain, un « volcan » miniature veille sur le complexe hôtelier.


Stéphane Degoutin, « Love Island », projet (non réalisé) pour l’Île aux Cygnes, à Paris, 1997.
La fausse montagne est traversée par le pont de Grenelle et ses voitures. Sous le pont: une forêt, et un lac, gardés par des hippopotames. Les visiteurs montent à l’intérieur de la montagne par une rampe-ziggourat, pour aller admirer la vue depuis l’arrière de la Statue de la Liberté. Une tentative pour renouer avec la logique hédoniste de Paris au 19e siècle. Détails.


Raumlabor, projet (non réalisé) pour Moritzplatz, Berlin, 1999.
A Kreuzberg, la Moritzplatz était autrefois occupée par le Mur. Elle conserve un caractère vide très marqué. Raumlabor propose de la recouvrir d’une colline recouverte d’une forêt, qui contient des espaces temporaires dédiés au jeu, des parkings, des théâtres et un mini golf. Tous les programmes s’enchevêtrent. Dans la forêt, se construisent des maisons dans les arbres, perchées sur de hauts pilotis.


MVRDV, « Silicon Hill », projet (non réalisé) pour la Sweden Post, 2000.
MVRDV procède par mimétisme avec le territoire, en le déformant: l’immeuble-colline enjambe l’autoroute.


Jean Nouvel, projet (non réalisé) pour un Musée de l’évolution humaine à Burgos en Espagne, 2000.


Brigitte Métra, Ensemble immobilier, rue des Pyrénées.


Projet (non réalisé) pour recouvrir la galerie Serpentine (Londres), MVRDV, 2004.


Raumlabor, Projet (non réalisé) pour la construction d’une chaîne de montagnes recouvrant Schloßplatz, Berlin, 2005.
La construction est inaccessible, intraversable, et ne peut accueillir aucun usage. « It is an object of collective exclusion, collective attraction and collective imagination. Time brings with it new approaches to the place. Tunnels are dug as its painstaking occupation moves slowly forwards. » Détails


Hans Schabus, Das letzte land, 2005, pavillon autrichien à la biennale de Venise.


Bearfire Resort. Projet (non réalisé) pour une station de ski près de Dallas, au Texas.


Jakob Tigges, projet (non réalisé) de montagne de 1.000m sur l’emplacement de l’aéroport nazi de Tempelhof, Berlin, 2009. Détails


Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, « Montagne du Lac de Créteil », série Attractions périphériques, 2009.
La montagne est creuse et accessible en bateau.


Tomorrows Thoughts Today, « Make Me A Mountain », 2009, Liam Young avec Andrew d’Occhio and James Pierre Duplessis.


Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, « Stockorama (Detroit) », série « Reburbia », 2009.
Les hangars de stock Amazon, DHL, et les data centers Google sont transformés en fabriques de jardin aristocratique à l’échelle de la ville du sprawl. Les deux montagnes utilisées ici proviennent de Disneyland, Anaheim.


Montagne réalisée par l’artiste Cao Fei lors de la présentation de sa ville virtuelle « RMB City » à l’UCCA (Ullens Centre for Contemporary Art, Beijing)

Proposition de l’agence d’architecture Hoffers & Krüger pour enrichir le paysage plat des Pays-Bas. Source.
Il s’agit également d’un exemple d’architecture copier-coller, dont la forme résulte de la reproduction des dessins des meilleurs pistes de ski du monde, et d’une sélection de projets d’autres architectes, que les architectes se proposent d’agglomérer à l’intérieur du leur.


Nelly Ben Hayoun, The Other Volcano, 2010. Volcan d’appartement, qui explose réellement.


Roman Scrittori, The Devil’s Tower, 386m (réappropriation de la montagne de Rencontres du troisième type)


Dorell Ghotmeh Tane: Projet (non réalisé) pour le nouveau stade national de Kofun, Japon, 2012.



En 2013, l’image de cette fausse montagne construite illégalement par un médecin sur le toit d’un immeuble de Beijing pour son usage personnel fait le tour d’Internet. Étonnamment, alors même qu’elle fascine le monde entier, chacun semble d’avis qu’il faut la démolir. Il n’est pourtant pas si fréquent, en Chine, de voir construire des architectures intéressantes. Il faudrait plutôt se mobiliser pour la protéger.


Origine inconnue, via Urbain trop urbain

Si votre montagne favorite a été oubliée dans cette liste, n’hésitez pas à nous le signaler.

(retour) Voir cependant:
le Cycle de rencontres « Montagne et architecture »
« Artificial mountain design » sur Designboom.
La conférence « Landform Building » à l’université de Princeton et le livre du même nom.

8 comments on “Eléments pour une histoire en images de la fausse montagne”

  1. zoo dit :

    http://www.new-territories.com/ZOO/

    BLOG for Vincennes ZOO Protest

  2. [...] Degoutin, Elements pour une histoire en images de la fausse-montagne sur Propositions/spéculations PartagerFacebookTwitter ‹ Older Post La chasse [...]

  3. Juliette dit :

    Et le Volcan de Niemeyer au Havre ?

  4. Stéphane Degoutin dit :

    @ Juliette: je me suis limité aux « franches reproductions naturalistes ». Difficile de tracer la limite: le Volcan du Havre pourrait en faire partie, tandis que le projet de Claude Parent pour le CGP pourrait être retiré de la liste.

  5. nicolas gilly dit :

    Monsieur Degoutin, je me suis permis de publier votre lien sur mon blog (http://rocailletcompagnie.blogspot.fr/), un site qui se promène autour de la rocaille, j’espère que cela ne vous dérange pas, au cas où, faîtes moi le savoir; en tout cas je me suis fais un grand plaisir à vous lire, merci.
    ps: sans doute connaissez vous ce richissime chinois qui a construit une montagne en rocaille tout en haut d’une tour de 25 étages!

  6. Xb dit :

    Bonjour,
    il me semble que le projet de Grumbach à la roche sur yon,1975, se doit d’être dans la liste:
    http://www.antoinegrumbach.com/atelier/fiche/visuel.asp?projetid=166&nomphoto=166-337.jpg
    ici en plan mais il exsite une coupe, pas présente sur le net.

    sinon l’immeuble de la rue des Pyrénées n’est pas de Mimram mais de Brigitte Métra (ancienne de chez nouvel…)

  7. Merci Xb, je corrige cela

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