Bookmark and Share Dispositifs à déplier le temps – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Dispositifs à déplier le temps

Stéphane Degoutin, 2010. Subject: Expanded panorama

Train / cinéma

L’enregistrement du mouvement d’une locomotive signe la naissance mythique du cinéma, et c’est avec une sorte d’évidence que l’on retient L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat, des frères Auguste et Louis Lumière, comme son point d’origine — bien qu’il ne soit ni le premier film, ni le premier film des frères Lumière, ni le premier film projeté.

On retient de la projection originelle de 1896 l’effroi de l’audience devant l’apparition d’une locomotive dans une salle obscure, tout comme, lors des expériences de lanterne magique au 17e siècle, le public était saisi d’effroi à l’apparition de figures démoniaques projetées sur les murs. Peut-être est-ce cet effroi qui signe l’invention du cinéma comme art et non comme technique. Peut-être est-ce cela qu’ont inventé les frères Lumière, et que n’ont pas découvert Léon Bouly, Louis Aimé Augustin Le Prince, ou encore Jean Le Roy. L’effroi, indissociable de la fascination (1), préfigure l’impossibilité de détacher son regard des images en mouvement qui caractérise l’homme du 20e siècle.

L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat condense, dès l’origine, la fascination-effroi de la machine industrielle et de la projection d’images en mouvement.

Dans les décennies qui vont suivre, le cinéma va scruter, avec une grande insistance, le corps mécanique du train, qui peut être considéré comme son objet par excellence (2). «Le train sans doute, plus que toute autre machine, préfigura le cinéma comme dispositif de perception.» Tout comme le spectateur de cinéma, le passager d’un train, est «un voyageur immobile regardant le passage d’un spectacle encadré» (3). Camera obscura défilant le long des paysages, dans un mouvement régulier, il déplace le spectateur assis devant un panorama sans cesse changeant, comme une pellicule déroulée à l’infini. Le corps fusionne avec la machine qui l’emporte, tandis que son esprit plonge dans le spectacle latéral du défilement du monde.


Panorama Transsibérien, Paris, exposition universelle de 1900

Ville animale / ville machine

La ville de l’âge industriel fusionne progressivement avec le transport mécanisé. Son sous-sol se voit transpercé de métros, sa surface sillonnée de tramways, de multiples lignes de transport l’irriguent en continu, selon des trajectoires régulières et infiniment répétées. La vitesse de la locomotive remplace celle du pas humain ou du cheval. Autrefois ville-animale, parcourue de voitures à chevaux, la métropole moderne commence à se voir comme l’analogon de la machine au fonctionnement régulier, répétitif, exact, prévisible.

Le citadin voit son corps quotidiennement emporté par des véhicules peu confortables, maltraité par des mécaniques dont la puissance le dépasse de très loin. Tout véhicule tiré par une force plus grande que l’homme (voiture à chevaux, train, tramway, métro), lui fait perdre la maîtrise de sa propre position. Le corps ne peut anticiper l’accélération, le freinage, les irrégularités de la route accentuées par la vitesse… (4) Pour ne pas se voir malmené, il doit s’abandonner au moyen de transport. La condition urbaine impose de faire corps avec la machine, de fusionner avec elle: de devenir machine. Le fantasme de l’homme-machine trouve sa pleine expression dans les courbes devenues folles des montagnes russes, forme emblématique des trolley parks américains, parc d’attractions construits au terminus des lignes de tramway. En bout de ligne, la machine fonctionnelle devient machine à fabriquer le plaisir, dans la fusion de l’homme avec la mécanique.



Les 24 chambres photographiques de Muybridge à Palo Alto (Californie), 1881
Muybridge, Le cheval Sallie Gardner au galop, 1878

Cheval / décomposition

Si l’objet par excellence du premier cinéma est la locomotive, c’est le corps d’un cheval qui constitue le premier sujet de l’une des formes les plus fascinantes de proto-cinéma. C’est pour constituer une preuve scientifique — preuve que, durant son galop, le cheval quitte le sol pendant une partie de son mouvement —qu’Eadweard Muybridge invente la photographie de la décomposition du mouvement (5).

Cette preuve, seul l’arrêt sur image pouvait la fournir. Et la fascination persistante que provoque l’invention de Muybridge réside dans cette apparition surnaturelle: des tranches ont été découpées dans le déroulement du temps, et ces instants figés se trouvent docilement alignés les uns à côte des autres. La photographie avait accompli le miracle de figer le temps, Muybridge parvient à le déplier. Ses images n’appartiennent ni au genre de la photographie, ni au genre du cinéma — ni la photo ni le cinéma ne possèdent le pouvoir de déplier le temps ou de fractionner le mouvement du corps — mais constituent leur genre propre.

Après avoir inventé un dispositif pour décomposer le mouvement, Muybridge invente une autre machine, permettant de le recomposer: le zoopraxiscope, qui reconstitue la continuité de mouvement à partir de photographies successives. Mais ce n’est pas à cet appareil de proto-cinéma qu’il doit sa célébrité. La décomposition du mouvement reste, encore aujourd’hui, bien plus extraordinaire que sa recomposition. Le zoopraxiscope annule le prodige originel de la décomposition mécanique du corps et de l’étalement du temps.


“Every god is a god of death.”, Szamanka (1996) (source: If we don’t, remember me via T. Cazals)
La décomposition du mouvement reste, encore aujourd’hui, bien plus extraordinaire que sa recomposition.

Dans la salle de cinéma, sauf accident de bobine, le spectateur ne peut revenir en arrière ou arrêter l’image. Dans les photographies de Marey ou Muybridge, le mouvement décomposé reste en attente d’un recollement qui ne viendra jamais. L’oeil parcourt les images successives, revient en arrière, il reconstitue mentalement la structure répétitive et mécanique du mouvement du corps, la logique implacable du galop, toujours identique quel que soit le cheval, aussi prévisible que l’enchaînement des pièces mobiles du train.

Ainsi, une autre preuve visuelle est produite. En montrant que le mouvement animal est décomposable en fractions toujours identiques, les photographies de Muybridge font ressortir le caractère mécanique du corps animal. Les machines créées par l’homme et les machines naturelles révèlent leur proximité. Corps et machine se rejoignent.


Cheval et appareils de la méthode graphique de Marey, 1874

Cette fusion du corps et de la machine est encore accentuée dans les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey, où les points et les traits placés sur le corps ne conservent de son mouvement que la structure la plus fondamentale, faisant abstraction de ses caractéristiques superficielles (apparence physique, personnalité…).

L’histoire du cinéma s’annonce par la décomposition du mouvement d’un cheval, qui trahit l’essence mécanique le corps, et se poursuit par la recomposition du mouvement d’un train, qui procure à la machine la capacité de reproduction. Dans la déconstruction de l’animal, le corps et l’artefact révèlent leur similitude fondamentale, tandis que dans la reconstruction de la machine, le cinéma, au contraire, la masque.


Homme préparé pour la chronophotographie de Marey.

1 (retour) Voir Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, 1994.

2 (retour) Voir Raymond Bellour, Le Corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L., 2009.

3 (retour) Christa Blümlinger, «Lumière, the train and the avant-garde», in Wanda Strauven ed., The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006.

4 (retour) Voir Daniel Canogar, Ingrávidos.

5 (retour) A l’époque où Muybrige invente son dispositif, la ville reste encore très largement animale. A Paris par exemple, en 1879, les lignes de tramway de la ville requéraient l’entretien de 16 500 chevaux. Le passage de la traction animale à la locomotive fut très progressif.

One comment on “Dispositifs à déplier le temps”

  1. Karl-Groucho D. dit :

    Cet « Homme préparé pour la chronophotographie de Marey » est tout simplement Georges Demenÿ, ici en « Homme en noir ».
    Ce procédé (marquage des articulations & segments principaux) est toujours en usage pour les animaton numériques, etc.

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