Bookmark and Share L’Occident à l’époque de sa reproductibilité technique – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

L’Occident à l’époque de sa reproductibilité technique

Stéphane Degoutin, 2010. Subject: Open source Occident

1. Le sourire de Jimmy Wales

Sur ce portrait officiel, le fondateur de Wikipédia regarde fixement l’objectif. Comment décrire son expression? Il a l’air à la fois jeune et vieux, intelligent et idiot, content de lui et dubitatif, sournois et franc. Son regard semble assuré, pourtant on a l’impression qu’il va se mettre à trembler de tout son corps. Il semble à la fois sûr de lui et dépassé par les événements. Ses yeux sont tellement fixés sur l’objectif que l’on pourrait croire qu’il n’est pas vraiment sorti d’une séance d’hypnothérapie. Ou encore qu’il va chercher à hypnotiser la personne qui regarde la photo. Celui qui ignorerait son identité pourrait le prendre pour un prêtre ou un escroc. Je suis particulièrement frappé par sa coiffure, les cheveux courts sur les côtés, surmontés d’un petit palmier écrasé sur la crâne. Son sourire, à la fois sincère et forcé, reste aussi énigmatique que celui de Mona Lisa, aussi ambigu que le sens du projet Wikipédia.

Diderot et d’Alembert possédaient une très grande culture, une très grande intelligence et s’entouraient de personnes possédant eux aussi ces qualités. Leur Encyclopédie repose sur un plan préétabli, elle est le résultat d’un projet extrêmement visionnaire et volontaire. Au contraire, Wikipédia est née un peu par hasard. Au départ, Wales et Larry Sanger créent Nupédia, une encyclopédie collaborative en ligne avec un comité scientifique, qui démarre très lentement. C’est en essayant un autre principe (le wiki), qui court-circuite le comité scientifique, que l’encyclopédie décolle soudain et s’accroît à un rythme imprévu, jusqu’à devenir en quelques années une encyclopédie mondiale, la plus grande et la plus complète jamais réalisée. L’idéal sur lequel repose l’encyclopédie libre se caractérise avant tout par sa fragilité, sa légèreté, le hasard de sa création. Il s’agit, au départ, d’un simple essai, un side project improbable, ayant réussi au-delà de toute espérance rationnelle.

Dan Barry, de P Diamandis, de R Kurzweil ont en commun avec Jimmy Wales l’étrangeté de leur sourire; comme si l’ambivalence de leurs projets se matérialisait dans le même rictus.

2. Civilisation de synthèse

Wikipédia a pour slogan « L’encyclopédie libre »: à la fois open source et libre d’accès. Mais, avant d’être une encyclopédie, Wikipédia est (c’est beaucoup plus important) une machine à produire une encyclopédie. Son succès tient à l’extraordinaire efficience du mécanisme mis en place. Une fois lancée, la machine s’alimente de l’énergie produite par les millions de contributeurs. Ce que produit cette mécanique est sans précédent. Puisqu’elle n’est limitée que par les capacités de stockage des data centers qui l’hébergent, c’est potentiellement tout le savoir humain que Wikipédia rend accessible en open source.

Wikipédia ne repose pas sur un plan de travail, mais sur une structure, qui croît par contagion.

Une mécanique surnaturelle a été engendrée, qui nous fait entrer définitivement dans l’ère de l’omniscience.

Wikipédia rend possible un rêve ancien de l’Occident, celui du reverse engineering complet de la civilisation elle-même, de la mise à nu de tous ses composants, de tous ses principes logiques, afin d’assurer sa reproductibilité technique. Il ne s’agit pas ici d’une utopie: la civilisation occidentale est depuis longtemps synthétisée partout dans le monde. Wikipédia en libère définitivement le code source.

Ce que promet Wikipédia c’est de mettre la civilisation humaine elle-même en open source. Construire la première civilisation de synthèse.

Un proverbe chinois affirme: « Là où il y a dix Chinois, il y a la Chine ».

On peut dire mieux aujourd’hui: « Là où il n’y a aucun Occidental, il y a l’Occident. »

L’omniprésence de l’Occident sur la planète n’est pas une chose nouvelle, mais les moyens par lesquels il se répand sont nouveaux. Si l’Occident utilise encore fréquemment l’asservissement économique (colonialisme ou néocolonialisme), la propagande (médiatique), et plus marginalement la force (conquête militaire), ces moyens sont devenus superflus. La civilisation occidentale n’a plus besoin d’être imposée. Individus et peuples choisissent l’occidentalisation volontaire, cédant à l’irrésistible promesse du développement économique.

Or, l’Occident ne garde pas jalousement ses secrets de fabrication. Au contraire, dans sa logique libérale, il a besoin des autres pour commercer. Il s’est donc rendu entièrement auto reproductible, modélisable ex nihilo, et prolifère sur la planète à la vitesse d’un virus. Il n’est plus nécessaire pour cela que des Occidentaux soient présents. L’Occident n’a plus qu’à mettre à la disposition des kits de construction en open source permettant de reproduire la civilisation n’importe où dans le monde, à la manière d’un logiciel à télécharger.

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