Bookmark and Share Les Sirènes de l’omniscience – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Les Sirènes de l’omniscience

Stéphane Degoutin, 2010. Subject: Omniscience et mémoire éidétique

Dans un article récent, Cory Doctorow a décrit le dispostif de Wikipédia comme un « raccourci vers l’omniscience ». La formule est habile, et pourrait qualifier plus généralement notre rapport au savoir à l’ère de son accessibilité généralisée. L’utopie de la disponibilité absolue, instantanée et gratuite du savoir humain est en passe d’être réalisée. Mais, maintenant que nous sommes effectivement en train de devenir omniscients, il devient de plus en plus évident que cet étonnant pouvoir constitue un piège.

Ce piège, nous le connaissons, et nous en savons l’issue. Elle a été décrite par Jorge Luis Borges, dans sa nouvelle « Funes ou la mémoire ». Voici comment l’explique Daniel Schacter, professeur de psychologie à Harvard:

« Un jeune homme se souvient des moindres détails de tout ce qui lui arrive. Il se souvient de chaque feuille de chaque arbre qu’il a vue et de chaque occasion dans laquelle il l’a vue […] Mais le prix de la rétention parfaite est élevé: l’esprit de Funes est tellement encombré de souvenirs précis qu’il est incapable de généraliser d’une expérience à l’autre. Il éprouve des difficultés à comprendre pourquoi un chien porte le même nom le première fois qu’il le rencontre et une minute plus tard. Borges nous rappelle que ‘penser, c’est oublier une différence, c’est parvenir à l’abstraction’. »

« Des années après que Borges ait écrit cette histoire, le neuropsychologue russe Alexandre Luria décrivit un sujet à la mémoire prodigieuse […] qui était affecté du problème fictif de Funes: il était accablé par le souvenir détaillé mais inutile d’une multitude d’informations et d’événements triviaux. Il pouvait se rappeler sans erreur de longues listes de noms, de chiffres, et toute autre chose que Luria lui présentait. Cela lui était utile dans son travail de journaliste-reporter, car il n’avait pas besoin de noter quoi que ce soit. Cependant, quand il lisait une histoire ou écoutait d’autres personnes, il rappelait des détails à n’en plus finir sans avoir bien compris ce qu’il avait lu ou entendu. Et comme Funes, il avait de grandes difficultés à saisir les concepts abstraits. » (Daniel Schacter, À la recherche de la mémoire: Le Passé, l’esprit et le cerveau)

Nous nous trouvons tous aujourd’hui dans la position de Funes, engloutis par un savoir infini, dont nous ne savons que faire, car il déborde nos capacités mentales de hiérarchisation des connaissances. Rien ne nous a préparés à faire face à une telle quantité d’informations.

Tout événement tant soit peu notable peut être connu instantanément (il suffit de s’abonner au bon flux RSS ou de suivre le bon utilisateur de Twitter). Il ne s’agit pas seulement d’une amplification infinie de la mémoire. Nous sommes bel et bien, tel un Dieu, en position d’omniscience. Plus aucun effort ne nous éloigne de la connaissance.

Il est aujourd’hui banal d’accéder à Internet pendant une discussion, pour vérifier tel ou tel détail (la date de naissance d’une personnalité, l’horaire d’un train…) ou pour montrer une image que l’on a vue en ligne. On imagine aisément la suite: connectés en permanence, l’information nous parviendra de manière continue et transparente, projetée en surimpression sur nos lunettes ou chuchotée à l’oreille. Plus rien ne restera obscur. Si nous nous interrogeons, lors d’une promenade en ville, devant une voiture stationnée, nous en connaîtrons immédiatement le modèle, l’année de fabrication, l’histoire, le créateur…

Certes, ce savoir n’encombre pas notre cerveau: il est externe, stocké sur des serveurs informatiques. Mais quelle différence qu’il soit enregistré par nos neurones ou dans des server farms en Arizona, tant que nous y avons un accès permanent?

Le danger d’un raccourci est de conduire trop rapidement a la destination. Si la réponse à toute question est instantanément accessible, il devient inutile de chercher une réponse soi même, donc de réfléchir. Dans ces conditions, la pensée spéculative perd sa raison d’être.

Flâner en route, dévier de son chemin, péleriner longuement ou se perdre peut se révéler plus productif. L’effort pour se retrouver oblige à une production intellectuelle. Ce qui en ressort s’éloigne de la connaissance pure: il s’agit d’une création humaine, fut-elle inexacte, improbable ou absurde.

Les victimes d’Internet seront ceux qui n’auront pas eu la force de résister aux sirènes de l’omniscience. Incapables de laisser le moindre détail inconnu, ils ne sauront plus généraliser une idée. Progressivement vidés de leurs capacités intellectuelles, ils deviendront de simples accédants au savoir: au sens informatique, les périphériques du cerveau planétaire que nous avons créé.

One comment on “Les Sirènes de l’omniscience”

  1. totale dit :

    Sur ce sujet, je te conseille la lecture de cet article
    La mémoire et l’oubli dans l’univers de l’archive totale.
    http://www.espacestemps.net/document7665.html

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