Bookmark and Share Los Angeles sans lumière – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Los Angeles sans lumière

Stéphane Degoutin, 2002. Subject: Urbanism begins at home


Parpaings, juin 2002
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La nuit est à la banlieue américaine ce que la forêt est à la civilisation médiévale.

1) Blue Velvet

« On ne peut se défaire de ce sentiment à la Blue Velvet que même dans le quartier le plus incroyablement paisible de Los Angeles, l’ordre sous-jacent pourrait soudain basculer dans l’horreur ou se révéler moins immuable que prévu. »
John Chase (1)

L’ambiance si particulière des films de David Lynch repose sur la confrontation de deux mondes opposés : dans la représentation archétypale de la banlieue américaine paisible surviennent des événements dérangeants, bizarres, violents ou incompréhensibles — comme par exemple la découverte d’une oreille humaine le long d’un sentier, qui ouvre le film Blue Velvet.

Si la violence est un fait mesurable (malgré les difficultés à obtenir des chiffres précis), le sentiment d’insécurité par contre est une réalité beaucoup plus ambiguë, qui échappe à l’analyse objective. Il varie selon les individus, les circonstances, les cultures… S’il est difficile à évaluer, il se prête par contre très bien, comme tout sentiment, à la description littéraire ou artistique. Les cinéastes hollywoodiens n’ont pas manqué d’exploiter le potentiel cinématographique de ce thème ; et ce n’est pas une coïncidence si le cinéma qui a illustré le mieux le XXe siècle occidental est produit à Los Angeles, la ville qui a produit le sentiment d’insécurité sous sa forme la plus contemporaine.


Trottoir ordinaire, le long d’une avenue de Los Angeles, la nuit (photo: Stéphane Degoutin).

Los Angeles se distingue par un climat d’insécurité très particulier ; le mode d’apparition de la criminalité y est très différent de celui qu’on peut observer dans des métropoles telles que New York, Londres ou Paris. Dans ces villes très densément peuplées, où l’on côtoie chaque jour des milliers d’inconnus dans la rue ou dans les transports, on est préparé à faire face à une certaine forme de violence quotidienne, inhérente à la réunion en un même lieu de nombreux êtres humains : micro agressions dans les transports, regards de biais, irascibilité, violence verbale… Les habitants de ces villes sont d’ailleurs considérés comme des êtres nerveux, pressés et agressifs.

Les habitants de Los Angeles, au contraire, sont connus pour leur attitude détendue. Le stress de la vie urbaine ne fait pas partie de leur mode de vie ; on n’y est pas confronté quotidiennement à des citadins agressifs. De toute manière, on ne croise quasiment pas d’inconnus, puisqu’on se déplace en voiture d’un point à un autre, en sortant rarement de la sphère privée (communauté résidentielle, bureau, centre commercial…). Il est assez rare de se retrouver dans un environnement qui ne correspond pas à sa catégorie socioprofessionnelle ; on se trouve donc presque toujours dans des environnements rassurants, car peu surprenants.

La plupart des quartiers résidentiels offrent une image de parfaite sérénité : maisons tranquilles, jardins ouverts sur la rue, végétation luxuriante, habitants affables — et comme le dit John Chase, cette tranquillité a quelque chose d’irréel, de surnaturel, puisque le taux de criminalité de la conurbation de Los Angeles est très élevé (sensiblement similaire à celui de New York (2), et nettement supérieur à celui de Paris).

Chaque Angelino sait que la violence peut exploser n’importe où et n’importe quand, surtout là où elle semble le plus déplacée. On peut s’attendre à être la cible d’un serial killer, à recevoir une balle perdue ou à mourir dans un accident de voiture. Le danger existe, mais il se manifeste rarement par des signes avant-coureurs clairs, ce qui accroît le sentiment d’insécurité.


Maison décorée pour Halloween (Orange County) (photo: Stéphane Degoutin).

Alors que l’habitant d’une ville traditionnelle peut ressentir de manière immédiate et intuitive l’atmosphère d’un quartier parce qu’il est mis en contact direct avec la population qui y habite, l’Angelino ne croise sur sa route que des automobiles, des bâtiments standardisés et des panneaux publicitaires — mais très peu d’êtres humains. Les signes permettant de comprendre la nature d’un quartier sont différents. Si l’on remarque, par exemple, que les fenêtres des maisons sont grillagées, que les façades sont taguées, qu’il y a des voitures abandonnées, et que les coins de rues sont surveillés par des individus louches, il est probable que l’on se trouve dans un ghetto. Dans les quartiers les plus dangereux, la police se charge d’interpeller les Blancs pour les informer que leur intérêt est de quitter les lieux. De la même manière, un groupe de Noirs se promenant dans un quartier aisé sera rapidement rappelé à l’ordre (3).

En dehors de ces deux extrêmes, de nombreux quartiers offrent une image tout à fait ambiguë. Certains, à l’aspect peu engageant, sont en réalité tout à fait tranquilles : ainsi, la prolifération de panonceaux « Armed response » ou  » Neighborhood watch  » dans les zones résidentielles riches peut faire croire à une forte insécurité. Au contraire, d’autres quartiers qui ont l’air très calmes sont des coupe-gorge une fois la nuit tombée. Il est difficile de distinguer les différences du premier coup d’œil, dans un environnement qui apparaît tout d’abord comme une répétition à l’infini des mêmes éléments. Ce sont partout les mêmes maisons, les mêmes bâtiments anonymes, les mêmes commerces, les mêmes stations-service : la plupart des quartiers de Los Angeles ne transmettent aucun message particulier, et le réseau routier infini, qui les rend tous également accessibles, égalise encore les différences.

Los Angeles est faite d’une très grande variété d’environnements, mais il faut y habiter longtemps pour assimiler les codes qui permettent de détecter rapidement le caractère d’un quartier. A cause de son fonctionnement très particulier, la ville ne peut pas être appréhendée de manière intuitive : elle reste donc toujours à distance.


Panneau d’une société de sécurité, sur la grille d’une maison individuelle. Ce type de panneau est omniprésent dans les quartiers résidentiels (photo: Stéphane Degoutin).

2) Crime Doctor™

Pour se préparer à l’éventualité d’un déclenchement soudain de violence Lynchienne, on peut suivre les conseils que dispense le « Crime Doctor™ » sur son site web. Toutes les techniques de protection sont expliquées en détail, depuis la pose de cadenas jusqu’à la création de lotissements fortifiés (gated communities). Sur la page « Home invasion survival tips » ( »Trucs de survie en cas de prise d’assaut de votre maison »), il nous apprend à nous préparer à la situation suivante :

« Imaginez ce scénario. Après une longue semaine de travail, vous avez enfin la possibilité de vous reposer chez vous avec votre femme et vos deux filles. Vous êtes dans le salon en train de regarder la télévision. […] Après avoir travaillé dur pendant des années, vous avez pu vous installer confortablement dans ce que vous pensiez être une communauté sûre.

« A 9H du soir, on frappe à la porte et votre femme se lève pour répondre. A peine a-t-elle entrouvert la porte que deux jeunes inconnus la bousculent et font irruption dans votre living room. […] Les deux hommes brandissent des armes et hurlent des menaces et des ordres obscènes tout en vous rouant de coups. »

Une fois le décor posé, le Crime Doctor™ examine différentes manières de réagir :
« Si vous décidez de contre-attaquer, faites-le vite, de manière brusque, et visez le nez, les yeux ou la gorge sans vous soucier des blessures que vous pourriez causer. […] Dans une situation où votre vie est en jeu, il n’y a pas de règles pour combattre. […] Prenez un cours de self-défense avec toute votre famille pour vous entraîner aux techniques appropriées. […]

« Parfois, dans des circonstances où la vie est en jeu, une fuite radicale peut être payante, comme sauter à travers une baie vitrée, se jeter d’un balcon ou escalader le toit. Bien que cela vous expose à quelques blessures mineures, il faut les mettre en regard de vos chances de survie face à vos assaillants. […]

« Devant le danger, un enfant entraîné à cette tâche peut composer le 911 [numéro d'appel d'urgence], appuyer sur un bouton d’alarme ou s’échapper vers la maison d’un voisin pour appeler la police.  »

3) Los Angeles sans lumière

Contrairement à la vile moderne éclairée 24H/24, où la nuit et le jour tendent à se ressembler de plus en plus (Paris « ville lumière », New York « qui ne dort jamais »), la banlieue américaine est plongée dans les ténèbres dès que le soleil se couche, comme si l’on était en rase campagne. Los Angeles est une ville fantôme la nuit : comme dans un rêve, elle est soudain vidée de ses habitants, de son énergie, de sa substance ; et l’on se promène dans les rues vides à l’infini, sans jamais reconnaître les lieux que l’on traverse.

Vouée au culte du soleil et du climat idéal, Los Angeles nie l’existence même de la nuit et on se comporte exactement comme si elle n’existait pas. On se couche tôt, on se lève tôt ; les fêtes et les activités sociales se déroulent de préférence sous le soleil, l’après-midi autour d’un barbecue, au bord d’une piscine ou à la plage. On peut aussi prolonger la journée pendant les heures où le soleil est couché, mais ces activités restent une extension de la journée. Par exemple, on peut aller acheter à quatre heures du matin une perceuse chez Home Depot ou des carottes chez Ralph’s, comme si l’on était en plein jour ; on peut passer la nuit au bureau, ou devant la télévision, ou encore en voiture à sillonner les rues.


Chevrolet, modèle « Suburban » (photo: Stéphane Degoutin).

Du fait de la faible densité construite, l’éclairage nocturne ne vient pas tant des fenêtres des bâtiments ou de l’éclairage public que des phares des voitures, des enseignes des magasins ou des hélicoptères de la police. Un quartier pourrait s’éteindre si toutes les voitures s’en allaient dans une autre direction — tandis qu’un autre s’allumerait à sa place. C’est ce qui rend Los Angeles si belle vue d’avion, ou vue du haut des collines d’Hollywood. Sur une nappe d’obscurité se détachent des lumières en mouvement continu : les lignes lumineuses des avenues principales et les courbes des autoroutes scintillent des phares des voitures. Cette trame irrégulière s’étend aussi loin que porte le regard, jusqu’à se fondre dans l’océan ou se perdre dans les collines.

On traverse des quartiers immenses en quelques minutes par l’autoroute, en regardant négligemment défiler les billboards, les buildings, les arbres, les autres voitures : la réalité de la ville obscure s’éloigne alors dans la séduction esthétique des jeux de lumières. Mais dès que l’on s’éloigne des grands axes et que l’on s’enfonce dans l’arrière-plan de la carte postale, l’obscurité est moins séduisante. Dans un inextricable réseau de rues secondaires désertes, seuls les phares de son propre véhicule éclairent, de biais, des façades menaçantes. L’obscurité glacée, mieux que le soleil écrasant, révèle la profondeur infinie des panoramas ; et Los Angeles apparaît alors comme un affolant labyrinthe orthogonal dans lequel il ne vaut mieux pas trop s’enfoncer.


(Photo: Ofer Reyhanian)

La nuit est à la banlieue américaine ce que la forêt est à la civilisation médiévale. Tout comme la forêt est fréquentée par des loups, des bandits nomades, des sorcières, des elfes, des trolls, des ogres et autres créatures mystérieuses, les nuits de Los Angeles appartiennent à des populations menaçantes. La hantise de tout Angelino est de se retrouver en panne d’essence dans l’un de leurs territoires.

Los Angeles est fréquemment présentée comme une succession de décors de cinéma : architectures fragiles construites en matériaux non pérennes, couleurs criardes, formes en renouvellement permanent, affiches publicitaires… Sous le soleil, on oublie qu’il s’agit d’un décor ; mais la nuit, du fait notamment de la disparition des couleurs, cet environnement prend un caractère inquiétant. La fragilité de l’architecture, notamment, contribue au sentiment d’une ville de papier, très vulnérable.

Si le sentiment d’insécurité est aussi fort la nuit, c’est parce que l’on pénètre, à proprement parler, dans l’envers du décor : on rentre rarement dans un bâtiment par la façade sur rue, mais plus souvent par derrière, en venant d’un parking, d’une rue secondaire ou d’une contre-allée qui sert aussi à sortir les poubelles. La porte de derrière des commerces est souvent plus utilisée que celle de devant (s’il existe une porte de devant). Et si le soleil humanise le coin de rue le plus inhospitalier, l’obscurité au contraire ne met pas en valeur les parkings sans éclairage, les portes dérobées, les entrelacs de petites rues sombres, les enseignes de néon fatiguées perdues au milieu de nulle part, les escaliers de service, les cours d’immeubles, les couloirs étroits – qui sont l’environnement nocturne de l’Angelino ; contrairement au New Yorkais qui se promène dans la nuit au milieu de la foule des noctambules dans un décor fantastique.


Welcome to Los Angeles (photo: Stéphane Degoutin).

4) Une dernière danse avant la fin du monde

A Los Angeles, s’amuser la nuit semble toujours bizarre. Non que les Angelinos ne sortent pas le soir, mais cette habitude héritée de la culture urbaine des métropoles modernes semble inadaptée au rythme de vie suburbain. Bien sûr, on trouve ici aussi des soirées branchées « comme à New York », mais l’éclairage tamisé ne met pas en valeur la plastique et le bronzage des Angelinos, qui réclament le plein soleil et les ombres franches. Lorsque l’éclairage est insuffisant, on se croirait dans un film sous-exposé.

Tout au fond de la nuit, le plus loin qu’il soit possible d’aller à Los Angeles, c’est-à-dire le plus au centre possible, dans la zone industrielle de Downtown, entre Openspace Avenue et Nogoland Boulevard, on trouve des lieux qui auraient peut-être eu l’air branché dans les années 80 (du XXe siècle). Les avenues, larges et désertes, sont bordées de bâtiments industriels vides, jaunis par la lumière fatiguée des lampadaires. Des sans-abri, noirs, dorment au coin des rues, entre les déchets qui jonchent le sol ; et parfois une ombre passe à l’arrière-plan. Le paysage sordide pourrait servir de décor à un film hollywoodien sur les bas-fonds de la mégapole.

Perdus au milieu de ce décor, on trouve quelques clubs de house music. Même si vous vous garez à 200 mètres d’un de ces clubs, un vigile portant une arme bien en évidence vous sautera dessus dès votre descente de voiture pour vous escorter jusqu’à l’entrée. Votre ange gardien vous aura repéré dès votre arrivée — personne ne se promène par hasard ici au milieu de la nuit.

A l’entrée des clubs, d’autres vigiles armés procèdent à une fouille systématique pour vérifier que personne n’entre avec une arme. A l’intérieur, de nombreux autres vigiles armés sillonnent les salles de danse. Si on exhibe autant d’armes, c’est pour rassurer les clients, et si ce sont des vieux Noirs qui travaillent dehors, c’est que leur vie coûte moins cher que celle d’un jeune Blanc. Le développement de la police privée (qui a dépassé depuis longtemps la police publique en nombre) offre ainsi quantité d’emplois mal payés et à hauts risques.

On vient ici pour gober de l’ecstasy et danser dans une ambiance de fin du monde -mais si on allume une cigarette ou si l’on commande une bière après deux heures du matin, on se fait immédiatement rappeler à l’ordre. Les vigiles sont sous ecstasy aussi eux aussi ; oubliant les vingt ans qui les séparent de la moyenne d’âge des jeunes danseurs, ils agitent leur graisse comme des damnés, rouges de sueur, bavant de plaisir, exhibant leurs armes comme s’ils montraient leur sexe.


Affiche « No drugs sold on this property », sur la fenêtre d’une maison, dans un ghetto noir (Venice Beach) (photo: Stéphane Degoutin).

5) Gated communities

Dans une tout autre ambiance, un peu partout dans la ville, prolifèrent les gated communities, ces quartiers résidentiels privés, fermés, séparés de l’espace public par des murs et des grilles, protégés par des milices ou/et des caméras de surveillance, et dotés de réglementations spécifiques. Les gated communities sont la forme d’habitat qui se développe le plus rapidement aux Etats-Unis, notamment autour des grandes villes de Californie et de Floride. Elles sont, avant tout, une réponse au sentiment d’insécurité propre à l’environnement suburbain.

Même en plein jour, la communauté de Manhattan Village est presque invisible ; on peut facilement passer devant sans soupçonner son existence. La petite guérite du gardien, qui en marque l’entrée, est dissimulée derrière un alignement d’arbres le long d’une avenue déserte de Manhattan Beach, une cité balnéaire tranquille de Los Angeles. Cette rangée d’arbres opaque est la seule  » façade sur rue  » de ce lotissement qui contient pourtant une centaine de logements.

A l’entrée, un gardien (noir) accueille avec une grande politesse les habitants et les visiteurs. Pour faire entrer un visiteur, il faut qu’il ait été averti de sa venue par ses hôtes. Ensuite, il note le numéro d’immatriculation de la voiture, le numéro de permis de conduire, puis indique le chemin de la maison où celui-ci est attendu, lui souhaite une bonne journée ; et enfin ouvre la grille d’entrée.


Ouverture de la grille de la gated community « Cardiff by the Sea » (San Diego) (photo: Stéphane Degoutin)

On pénètre dans le lotissement par une première rue libre de toute construction, bordée d’arbres de part et d’autre, comme on entrerait dans un immeuble par un hall d’entrée agrémenté de plantes vertes. Derrière ce sas, on pénètre dans un autre univers. Même si Manhattan Village n’est pas la plus luxueuse des gated communities de la ville, elle incarne à un point extraordinaire la tranquillité et le calme d’un lotissement résidentiel idéalisé. Ici, le soleil vif et cru a retrouvé tout son sens : la communauté rayonne de la perfection et de l’optimisme américain, avec une pointe de candeur, qui rappelle les films hollywoodiens des années cinquante. Les rues sont propres, les arbres parfaitement entretenus, les maisons ont l’air agréables à habiter et les chemins de traverse invitent à la promenade. Les maisons et les immeubles d’habitation sont répartis autour de rues nouilles qui se terminent en cul-de-sac. Les habitants correspondent à l’archétype de l’Américain grand, fort, affable, souriant, blanc et en short — qui se fait de plus en plus rare dans les quartiers « ouverts » de Los Angeles.

Le principal atout de la communauté est d’être située à quelques minutes seulement en voiture de l’aéroport international de Los Angeles. Grâce à cet emplacement privilégié, elle attire une population spécifique ; notamment des joueurs de l’équipe de basket-ball de Los Angeles et des cadres supérieurs « internationaux » qui voyagent fréquemment pour des raisons professionnelles.

Les maisons « personnalisées » (custom houses) ont toutes été dessinées par un architecte différent, ce qui est un signe distinctif. En raison du prix élevé des terrains constructibles à Los Angeles, ce sont de grandes maisons avec de petits jardins. La communauté comprend aussi quelques immeubles d’habitation, ce qui constitue une mixité assez atypique, explicable par sa situation en zone urbanisée. Les habitants sont bien conscients qu’ils pourraient disposer de maisons et de jardins deux fois plus grands pour le même prix en Floride ou en Arizona, mais ils perdraient l’avantage qu’il y a à « vivre en ville », comme me le confiera, sans ironie, une habitante.

En effet, habiter une gated community n’implique pas de renoncer au contexte qui l’entoure. Ces habitants veulent continuer à profiter des avantages que leur procure la ville (emplois, services, vie culturelle), sans avoir à subir ses inconvénients : la densité, la criminalité, la proximité physique d’autres êtres humains, l’obligation de fréquenter l’espace public, la présence des pauvres et des minorités ethniques, la fiscalité… Ils veulent choisir les relations qu’ils entretiennent avec le reste de la société, sans que celle-ci puisse choisir les relations qu’elle entretient avec eux. Ils entretiennent avec la société une relation à sens unique.


Vue d’une rue en cul-de-sac dans la gated community  » Manhattan Village « , à Manhattan Beach (Los Angeles) (photo: Stéphane Degoutin).

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(1) John Chase (architecte, vit, travaille et enseigne à Los Angeles),  » My urban history « , in Nan Ellin ed., Architecture of Fear, Princeton University Press, New York, 1997. (retour)

(2) Le taux de criminalité de Los Angeles et de New York se suivent mystérieusement (très élevés au début des années 1990, ils ont fortement baissé depuis), alors que les deux villes n’ont à peu près aucun autre point commun. (retour)

(3) « Pour montrer l’existence d’un apartheid de fait, Don Jackson, policier noir de Hawthorne, emmena un jour de congé des jeunes du ghetto se balader à Westwood Village [un quartier aisé de Los Angeles]. Malgré un respect scrupuleux de la loi, ils ne tardèrent pas à être interpellés, plaqués à terre et fouillés. Malgré son statut, Jackson fut arrêté pour « atteinte à l’ordre public ». » Mike Davis, City of quartz, Excavating the future in Los Angeles, Vintage, Londres, 1992 ; La Découverte, Paris, 1997. Jackson répéta ensuite l’expérience dans d’autres quartiers avec le même « succès ». (retour)

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