Bookmark and Share La Ville potentielle – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

La Ville potentielle

Stéphane Degoutin, 2010. Subject: Relational architecture


La ville (un détail). (Source)

Il est légitime de se demander pourquoi il existe encore des villes.

On peut définir la ville (toute ville) comme une gigantesque machine relationnelle, un dispositif destiné à augmenter les relations sociales, un multiplicateur de réalité: des possibilités culturelles, des interactions, des échanges commerciaux, des choix de mode de vie, des lieux de résidence… La ville propose une structure, une forme aux structures sociales qu’elle organise.

Pour parvenir à ce but, la ville a employé plusieurs moyens.

Le moyen le plus traditionnel est simple: réunir physiquement en un lieu, le plus petit possible, le plus grand nombre d’individus. Pendant des siècles, c’est ce qui a défini la ville: une réunion de constructions et d’habitants. La configuration physique de la ville coïncide globalement avec le réseau social qu’elle matérialise (à l’exception des réseaux commerciaux ou autres qui prolongent la ville en dehors d’elle-même).

Pour mettre plus d’humains en relation les uns avec les autres, les villes grossissent en taille (horizontalement ou verticalement), construisent des réseaux de transport, sortent de leurs limites anciennes: c’est la mégapole. Puis les réseaux de communication augmentent à nouveau la possibilité de mise en contact. Si le but de la ville est de multiplier les rencontres, les réseaux relationnels comme Meetic, Facebook ou Orkut y parviennent mieux encore. La ville a trouvé un concurrent plus efficace. Elle déborde de sa dimension spatiale et devient hyperville.


Georg Simmel

Mais cette multiplication des relations possibles s’accompagne d’un mouvement à première vue contraire. Comme le notait Simmel dans Les Grandes villes et la vie de l’esprit (1903), la proximité physique des habitants de la grande ville s’accompagne de distance psychologique qu’ils maintiennent entre eux. L’exemple le plus flagrant est « le contraste désastreux entre le contact physique et la séparation psychologique des foules entassées épaule contre épaule dans un système de transports en commun comme le métro parisien où, comme me l’a dit un jour Jean Prouvé: ‘On a cherché deux heures sans trouver aucun sourire’ » (Reyner Banham, 1971).

Il faut y voir un processus d’économie relationnelle: plus les possibilités de mise en contact sont nombreuses, plus l’individu se place en retrait. Car l’abondance urbaine menace sans cesse de déborder sur le citadin. La situation est très semblable à la surabondance matérielle dans laquelle nous place la société de consommation: la société d’abondance menace sans cesse de nous envahir, de nous déborder. Ceux qui ne savent pas se préserver de cet envahissement périront enfouis sous le poids des objets, a l’image de ces personnes englouties sous les objets ou sous le poids des informations, souffrant de ne pas savoir jeter.

Elle procède d’un double mouvement: d’une main elle accumule un maximum d’humains, de richesses etc., de l’autre elle tient chacun à distance. Le citadin filtre ainsi les relations indésirables, pour ne retenir que celles qu’il choisit.

Alors que les espaces de la ville moderne tendent vers l’anonymat, s’imposent d’autres lieux spécialisés pour la rencontre: cafés, boîtes de nuit, théatres… La rencontre se produit dans des dispositifs spatiaux conçus dans un but précis. Un bar est une machine relationnelle visant un but précis. Le speed dating est l’archétype de la machine relationnelle pour la ville potentielle: un dispositif simple permettant de brasser des individus.


Herbert Simon

Ce processus peut être décrit dans les termes qu’a utilisés Herbert Simon pour décrire la notion d’« économie de l’attention » (il suffit dans ce qui suit de remplacer le mot « information » par le mot « rencontre », ou « relation »): « Dans une société d’information, l’abondance d’information implique une carence ailleurs: une déficience de ce dont l’information se nourrit. Or, ce dont elle se nourrit est assez évident: l’information consomme l’attention de ses destinataires. Une abondance d’information engendre donc une pénurie d’attention et la nécessité de disposer efficacement de cette attention parmi la surabondance de sources d’information qui pourraient la consommer. » Herbert Simon, « Designing Organizations for an Information-Rich World » (1971)*

La ville nous plonge dans un état d’abondance de matière humaine. Nous désirons cette abondance, mais elle consomme notre disponibilité relationnelle: il faut donc nous en protéger.

L’abondance de contacts potentiels crée une pénurie de disponibilité, et engendre l’anonymat urbain. En retour, l’anonymat permet la liberté. Puisque personne ne me connaît ou ne me reconnaît, je peux agir librement. Il existera toujours un lieu où je pourrai être anonyme. La grande ville multiplie les possibles. La sagesse populaire et le droit coutumier l’ont reconnu depuis longtemps: c’est le fameux « Stadtluft macht frei » (l’air de la ville rend libre).

Pour choisir en toute liberté parmi les possibilités disponibles, il faut sortir du lieu habité, connu, approprié. Pour préserver son anonymat, on fait la fête ou on travaille dans un autre espace, un autre réseau que celui où l’on habite. La multiplication des différents quartiers, des différents réseaux, multiplie les possibles de la ville. La dissociation peut être physique (d’où le succès des satellites urbains comme Ibiza, Las Vegas ou Blackpool, villes satellites spécialisées dans le plaisir, qui proposent un brassage maximal, pour pousser le plus loin l’anonymat de la ville, la liberté de l’air de la ville) ou virtuelle (dans les réseaux sociaux et les mondes persistants).


Blackpool (Angleterre), ville satellite spécialisée dans le plaisir (photo: S. Degoutin).

Les deux mouvements d’ouverture et de repli sont indissociables, et c’est la combinaison de ce double mouvement qui fait la nature de la ville, son caractère. L’anonymat actualise le potentiel de la ville.

On retrouve ce double mouvement dans l’évolution de la ville au 20e siècle. L’automobile augmente les possibilités de mise en contact, et engendre l’enclavement urbain des banlieues résidentielles. L’enclavement n’est pas une conséquence accidentelle: il participe aussi d’une économie relationnelle, puisqu’il permet aux lotissements de maisons individuelles de rester connectés à la mégapole sans pour autant s’y diluer. Ils forment ainsi des communautés de synthèse, villages en réseau où l’anonymat de la grande ville est remplacé par l’indifférence suburbaine (cf. Prisonniers volontaires du rêve américain). Ils permettent donc de gérer les rapports à la ville de manière efficace.

L’éventualité d’une rencontre dans un espace public ouvert à tous et d’usage ouvert tel que la rue semble aujourd’hui parfaitement obsolète, puisque la plupart des gens qui se croisent dans l’espace public d’une grande métropole n’ont rien de commun entre eux. La rencontre peut exister dans des lieux singuliers et spécialisés, où l’on se rend par choix. Plus augmentent les possibilités de choix, plus les éléments de la ville s’autonomisent. Si le musée ou la gare s’équipent d’une cafétéria et de commerces, ce n’est pas dans le seul but d’augmenter leurs profits: c’est que chaque élément urbain tend à se doter des caractéristiques complètes de la ville, à devenir habitable, à se transformer en une île, un monde que le citadin peut choisir et faire sien.

À l’ouverture des réseaux de circulation, de communication et d’information correspond le repli dans des poches relationnelles. La ville offre ainsi le choix entre un très grande quantité de mondes différents. Le citadin navigue d’une île à l’autre dans l’archipel urbain, tandis que les espaces que l’on fréquente obligatoirement (sa rue, son quartier, sa ligne de métro…) n’accueillent que des relations sociales résiduelles (ce que trahit l’usage d’une politesse réduite au strict minimum), ou ne sont utilisés comme espace de relations que par ceux qui n’ont pas d’autre choix: c’est la ville des sdf et des touristes.

La ville contemporaine est ainsi devenue un phénomène plutôt confondant. Tout a fait à l’inverse de ce que l’on pourrait espérer d’une telle réunion d’humains, on peut y flâner des heures, des jours, voire des années sans jamais y rencontrer personne. Le simple fait de se placer au milieu des autres citadins ne déclenche aucune réaction de leur part.

Alors pourquoi la ville physique existe-t-elle encore? C’est qu’elle est un potentiel, une force dormante, qui doit être activée. La manière actuellement la plus efficace de l’activer est de passer par les réseaux sociaux.


On va sortir. (Source)

Dans l’hyperville, le potentiel de brassage est augmenté par les machines relationnelles en ligne.

Les réseaux sociaux augmentent la capacité du dispositif logistique. Que faire de toutes ces relations qui s’accumulent? Les réseaux sociaux permettent de les ranger, de les trier.

On peut distinguer deux grandes catégories. J’appellerai les premières « machines de simulation », puisqu’elles traduisent les usages existants de la ville, notamment sa capacité à faire se rencontrer des inconnus. Elle regroupe des mondes persistants comme Second Life ou des sites tels que OnVaSortir!. Second Life reproduit sous forme de monde persistant la rencontre entre inconnus dans l’espace public. Les utilisateurs de Second Life ont a priori très peu de rapport entre eux, peuvent habiter aux antipodes, etc. OnVaSortir! hérite du dispositif du speed dating et propose un dédoublement littéral du principe de la ville. L’utilisateur choisit parmi une liste des activités urbaines les plus classiques (discussion de café, cinéma, visite de musée…), qu’il pourra tester non avec ses connaissances actuelles, mais avec des connaissances potentielles, qui se sont inscrites sur le même site et ont manifesté de l’intérêt pour la même activité. Il abandonne les réseaux relationnels existants pour randomiser des relations potentielles à venir. Les utilisateurs des sites tels que OnVaSortir! fréquentent des îles, comme les habitants de la mégapole, mais ce sont des îles relationnelles plutôt que spatiales. Leur but reste identique: augmenter la logique interne d’une activité pour la pousser jusqu’à son point de singularité.

Ces machines conservent le principe habituel de la ville. Le virtuel vient en aide à la ville traditionnelle.


(Source)

J’appellerai les secondes « machines d’amplification », puisqu’elles amplifient le principe relationnel de la ville. Facebook en constitue l’exemple emblématique. Il permet d’obtenir régulièrement des nouvelles d’un réseau tout en minimisant l’effort nécessaire à l’entretien de ce réseau: vous obtenez des nouvelles de vos amis sans avoir besoin de les rencontrer, ni d’habiter le même pays, ni de décrocher votre téléphone. Il offre des interfaces d’assistance pour la gestion d’un nombre toujours plus grand de relations, dans une logique d’optimisation et d’augmentation par capillarité des usages relations existantes (fondées principalement sur des usages américains). Cette optimisation est obtenue grâce à un système de gestion normalisé (gestion des albums, pokes, notifications…). Facebook a inventé l’amitié automatique. Facebook est un dispositif permettant à la fois de solidifier son réseau social et de le mettre a distance. Puisque mes amis sont bien rangés sur Facebook, je n’ai pas besoin de les appeler régulièrement pour leur rappeler mon existence. Les informations en provenance de mes amis (les photos qu’ils publient sur leur album, les liens sur leur mur etc.) ne me sont pas destinées en particulier, mais à tout leur réseau. L’effort requis pour donner des nouvelles de soi se trouve réduit: inutile d’appeler un par un tous ses amis, il suffit de publier une seule fois l’information. Si je mets une info, ils la voient tous sans qu’il me soit nécessaire de rentrer en contact direct avec eux. Relations indirectes: je me rappelle a leur souvenir sans les voir, sans leur parler, sans leur écrire directement. Je rends publique une information me concernant. Maintenir un réseau social relève, au sens propre, de la publicité du privé. Tout membre d’un réseau social se retrouve en position d’assurer sa propre médiatisation, en direction du public cible constitué par ses connexions.

Plus important, le réseau relationnel se trouve externalisé. L’utilisateur se débarrasse de l’effort de garder son réseau dans sa propre mémoire. Il délègue cette fonction à des serveurs informatiques inconnus. Votre réseau continue d’exister tel quel même lorsque vous ne pensez plus à vos amis, lorsque vous avez oublié qui ils sont, où lorsque vous n’êtes pas connecté. Il vit sa vie propre: vos amis se rencontrent, voient vos photos etc. Votre réseau devient une forme de monde persistant.


Une autre manière d’automatiser la gestion de ses relations sociales.

Cette deuxième catégorie de machines relationnelles est différente, puisqu’elle modifie l’architecture même des rapports sociaux. La ville se retourne: elle est maintenant centrée sur moi. La structure des relations sociales change.

A l’opposé d’une structure sociale traditionnelle (qui ne devient pas obsolète pour autant), où les liens sont peu nombreux et forts, les réseaux sociaux permettent de conserver un très grand nombre de relations ténues. Peu importe que je n’échange rien avec les trois quarts de mes « amis » sur Facebook; ils forment un stock de relations potentielles. Peut-être cet ami que je n’ai pas vu depuis quinze ans et que je ne reverrai sans doute jamais de visu me donnera-t-il l’adresse d’un autre ami avec qui prendre un café à l’autre bout du monde, ou un autre « micro service » (en général, une connexion avec une autre personne) inversement proportionnel à la distance de nos relations. Je ne garde pas des amis pour entretenir des relations avec eux dans le monde actuel, mais dans le monde potentiel. Je ne cultive pas un réseau social, mais un potentiel relationnel.

La somme de tous ces micro services forme un jeu social bien plus varié et changeant que la structure sociale de petite échelle. Avant Facebook, garder des liens ténus avec un grand nombre de personnes (conserver ce potentiel) aurait exigé un grand investissement de temps. La fragilité est compensée par la quantité: perdre dix ou vingt amis sur Facebook ne remet pas en question la solidité de mon édifice social. Mais il n’y a aucune raison que je perde des amis sur Facebook, puisqu’être ami sur Facebook n’impose aucune obligation. Plutôt que de reposer sur des relations solides et peu nombreuses, elles reposent sur un très grand nombre de relations très fragiles. La ville n’est plus une structure solide, lourde. Elle devient une structure évanescente, ténue, à peine existante.

Cette modification de la structure qui tient entre elles les relations humaines, correspond à une modification c’est-à-dire de la structure de la ville, qui n’est rien de plus que la forme dans laquelle s’agencent les relations humaines. De toute évidence, la ville telle que nous la connaissons — construite en dur, ancrée dans le sol, et qui assigne à chacun une place spécifique — ne correspond pas à cette structure nouvelle et légère.

Toutes ces machines relationnelles ont pour effet de multiplier le caractère potentiel de la ville, en reconfigurant, augmentant, randomisant ses lieux, ses activités, ses habitants.


Dilelui.com

Les réseaux sociaux participent, comme la ville, d’un double mouvement d’ouverture et de repli, en permettant un filtrage logiciel toujours plus fin de réseaux relationnels toujours plus étendus. Ils servent autant à étendre son réseau social qu’à le tenir à distance. Il n’est plus nécessaire de voir physiquement ses relations, ni de passer du temps avec elles. Il est possible de maintenir des liens avec un grand nombre de personnes, tout en restant à distance et avec un investissement émotionnel minime. Le but de ce filtrage est de laisser les contacts potentiels rester potentiels. Tout comme la grande ville moderne proposait un « stock » de rencontres possibles, ils permettent de disposer d’une réserve toujours plus grande de relations potentielles, dans lequel on peut piocher suivant ses envies.

A l’anonymat de la grande ville succède l’indifférence des réseaux sociaux.

La ville de Simmel combinait proximité physique et distance psychologique. La ville de Facebook ou de Second Life combine la proximité réticulaire et la distance émotionnelle.

Les deux sont des villes potentielles.


Robert Musil

C’est là le caractère de la grande ville: indifférente, filtrée, et avant tout potentielle. Elle est le lieu du fantasme, du possible, de l’actualisable, du virtuel. C’est déjà le monde dans lequel vit Ulrich, le héros de L’Homme sans qualités de Robert Musil: « S’il vit, c’est dans un monde de possibilités et non plus d’événements, où il ne se passe plus rien que l’on puisse raconter. » (Maurice Blanchot**)

C’est du fait de son caractere potentiel que la ville est si propice a la flânerie. Errer dans le potentiel de la ville procure le même plaisir qu’errer dans les allées d’un supermarché, observer ses richesses possibles, accessibles… Errer dans la ville comme un prince dans son palais.

La ville potentielle s’oppose à la ville actuelle (la tribu, le village…), configuration sociale dans laquelle les relations sont obligatoirement actualisées. Nul ne peut rester en dehors de la structure sociale. Chacun est incorporé, de gré ou de force, à la vie collective.

La grande ville multiplie les rencontres potentielles, mais pas nécessairement les rencontres actuelles. Elle rend possible, mais pas obligatoires, les rencontres, les échanges, les événements (il est possible de s’en tenir à l’écart, de profiter de la possibilité d’être seul en ville). Elle propose une structure sociale possible. Son caractère est la virtualité, et ce depuis bien avant que l’espace public n’ait été délocalisé dans le cyberspace. La ville augmentée par les réseaux voit sa dimension potentielle croître sans cesse, tandis que sa dimension actuelle devient toujours moins obligatoire.

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* « … in an information-rich world, the wealth of information means a dearth of something else: a scarcity of whatever it is that information consumes. What information consumes is rather obvious: it consumes the attention of its recipients. Hence a wealth of information creates a poverty of attention and a need to allocate that attention efficiently among the overabundance of information sources that might consume it. »

** « Musil, la passion de l’indifférence », in Le Livre à venir, cité in Isaac Joseph, Le Passant considérable

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