Bookmark and Share Paul Otlet et la transcendance cosmique des chatons – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Paul Otlet et la transcendance cosmique des chatons

Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, 2013. Subject: Obsolescence programmée de l'homme, Omniscience et mémoire éidétique

(article paru dans le numéro 69 de la revue MCD)

« Sous nos yeux est en train de se constituer une immense machinerie pour le travail intellectuel. Elle se constitue par la combinaison des diverses machines particulières existantes dont, malgré l’individualisme et le particularisme des inventeurs, les liaisons nécessaires s’entrevoient. »
Paul Otlet (1).

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Paul Otlet

Les réseaux d’information, que ce soit le sémaphore de Chappe, le télégraphe, l’Arpanet ou l’Internet, ont été conçus pour transmettre des données de haute valeur, que ce soit avertir du déclenchement d’une guerre, localiser des satellites, réunir les connaissances humaines les plus hautes, faire communiquer des chercheurs en physique, spéculer en bourse ou faire émerger une conscience globale planétaire. A la fin du 18e siècle, le sémaphore de Chappe permet d’informer les révolutionnaires des mouvements militaires à Lille. En 1832, un certain J. Blanc ouvre une ligne clandestine de télégraphe pour transmettre le cours de la bourse de Paris à Lyon : il peut vendre ou acheter avant ses concurrents, et fait rapidement fortune. Au début du 20e siècle, Paul Otlet crée un système d’accès généralisé à l’information, dans le but de promouvoir la paix dans le monde.

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Intérieur d’un poste télégraphique. Dessin de Jacob H. Schmuze, 1880.

Il existe un moment précis où cette logique a basculé dans une autre dimension. En septembre 1973, à Los Angeles, Leonard Kleinrock se connecte au réseau Arpanet, non pour localiser un satellite, passer un ordre boursier ou créer une encyclopédie mondiale, mais pour demander à son ami Larry Roberts s’il avait trouvé son rasoir électrique.

Kleinrock revenait d’une conférence internationale en Angleterre sur les réseaux d’information d’état. Mais, plus que le contenu de la conférence, c’est sans doute cet échange qui entrera dans l’histoire. Les humains se rendent compte rapidement que les réseaux de communication sont tout aussi adaptés pour les communications anodines de la vie quotidienne que pour transmettre des données stratégiques.

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Leonard Kleinrock

Le contenu du cerveau, l’intériorité de l’homme, était jusqu’ici individuel et privé. Pour connaître les pensées intimes d’un autre humain, il fallait qu’il accepte de nous les dévoiler (si tant est qu’il les connaisse lui-même), ou recourir à la suggestion, l’hypnose ou la torture.
L’invention du roman psychologique avait ouvert une brèche, en dévoilant quelques sentiments privés.

Jérémy Rifkin explique l’éveil de la conscience psychologique par un retour historique sur l’émergence de la poésie romantique. Des poètes comme Percy Shelley font naître ce qu’on pourrait nommer l’émergence mondiale de l’élan empathique. « Les romantiques étaient partis à la découverte des racines de la nature humaine. Le sentiment d’exister en était à leur yeux la clé, et ils le définissaient comme le sens d’un lien et d’une solidarité avec tout ce qui vit. En fait, ils découvraient l’élan empathique. » (2)

Mais, si les romantiques comme Shelley ont imaginé un monde plus empathique c’était pour transcender la nature humaine, en oubliant comme le rappelle Rifkin que: « la vie est désordonnée, chaotique et pleine de banalités, et elle atteint parfois des sommets d’hystérie comique plutôt que de transcendance cosmique. »


Weightless Cats

Aujourd’hui, comme pour les poètes de l’ère romantique, de nombreux internautes peuvent à loisir exprimer leurs sensations et leurs sentiments, rêver sur leur entourage, imaginer l’autre, exalter leurs sensations. Mais, en diffusant les moindres informations les plus banales de leur existence à tout leur cercle d’amis, ce qu’ils propagent relève plus souvent de l’infra ordinaire que de la « transcendance cosmique ». Une partie de leur intimité se projete à l’extérieur, en masse. Le domaine de l’intime s’étend dans des proportions inédites.

Lorsque nous partageons avec des millions d’inconnus notre émerveillement devant une scène quotidienne – le buzz du moment, une chanteuse pop ou un minuscule chaton que l’on chatouille sur le ventre –, nous partageons un micro affect, répété en des millions d’occurrences. Il en va ainsi de toutes les questions intimes, qui trouvent une visibilité sur un forum ou un blog. Ce qui émerge de ce processus, c’est la mise en spectacle de l’intérieur du « cerveau » global, celui de l’espèce humaine. Nous collectivisons nos expériences quotidiennes et participons à la mise en commun, à l’échelle mondiale, de nos émotions, de nos sensations les plus immédiates, les plus évidentes, les plus simples.

Les sentiments intimes ne sont pas uniquement dévoilés. Ils sont enregistrés, indexés et deviennent accessibles pour servir à d’autres. Ils s’accumulent et sont rendus opérables pour d’éventuelles analyses statistiques. Ils sont tissés entre eux, pour constituer un tissu de plus en plus serré. L’accélération des échanges et la numérisation généralisée permettent l’accélération des comportements mémétiques. Les opérations mentales consistant à mémoriser, recopier, diffuser, consommer, s’accélèrent sans cesse. Le cerveau humain traite rapidement de grands volumes d’information parce qu’il est assisté par son double, le cerveau mondial.


Surprised Kitty

Paul Otlet conservait et indexait tous les documents, y compris les brochures publicitaires, auxquels il attribuait un code numérique correspondant à leur contenu. Aurait-il imaginé le contenu des échanges informationnels récurrents sur Internet, tels que les films de chatons échangés sur YouTube ? Aurait-il corrigé ou fait corriger sa page Wikipédia ? Aurait-il filmé son chat et sa souris Leila, à la manière de Chris Marker pour les propager sur Internet ?

Le réseau incarne déjà pour les dernières générations, leur mémoire individuelle et collective, total recall, servant de véhicule d’idées, d’association. Vivre sans réseau, c’est vivre sans mémoire, privé d’une partie de son cerveau, la partie collective de notre intelligence.
Le réseau se tisse avec notre expérience la plus profondément humaine. Un réseau de plus en plus indissociable de nous, qui fait corps avec l’espèce humaine.


Kosinski, alias Chris Marker, Leila attacks

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(1) Paul Otlet, Traité de documentation: le livre sur le livre. Théorie et pratique. Bruxelles, Éditions Mundaneum, 1934, p. 387
(2) Jeremy Rifkin, Vers une civilisation de l’empathie, p.363.

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