Bookmark and Share Art + Life + Architecture – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Art + Life + Architecture

Stéphane Degoutin, 2007. Subject: Relational architecture

Karriere contemporary art & social life.
Café, restaurant et bar. Flaesketorvet 57-67, Copenhague.


Photo: Anders Sune Berg, courtesy Rirkrit Tiravanija

La présence d’un poteau de strip-tease au milieu de la piste de danse du Karriere Bar est une œuvre de l’artiste Rirkrit Tiravanija (Elephant Juice). Légèrement incongrue, mais pas irréaliste (suivre des cours de strip-tease ou de pole dancing est à la mode, tout comme les poteaux de strip-tease en kit à installer chez soi), elle suggère la possibilité d’improviser un strip-tease, sans l’imposer. Elle génère une attente : il serait frustrant que personne ne l’utilise. Mais qu’on fasse ou non l’expérience, l’œuvre ouvre une porte à l’imagination. L’alcool aidant, on peut se sentir inspiré pour faire passer l’imagination dans la réalité.


Photo: Anders Sune Berg, courtesy Ernesto Neto

Ernesto Neto a créé un meuble-lounge, intitulé aaaaaaaaaaaaa!!!, dans lequel se lover. Une langue de mousse pourpre servant d’assise enserre une tige centrale, autour de laquelle des suspensions odoriférantes et un rideau de cordages perlés créent une intimité symbolique pour ses occupants, enveloppés d’odeurs «énergisantes» dans ce cocon protecteur : un espace idéal pour flirter ou simplement s’échapper quelques instants.


Photo: Anders Sune Berg, courtesy Janet Cardiff et George Bures Miller

Janet Cardiff et George Bures Miller ont placé un microphone qui retransmet sur le site de Karriere les conversations interceptées à l’une des tables. Il permet d’écouter chez soi l’ambiance du bar, en espérant surprendre une indiscrétion, comme le suggère le titre de l’œuvre : I’m a voyeur baby. Malgré l’extrême simplicité du dispositif, l’effet produit est singulièrement efficace : il remplit sa promesse et nous place effectivement en position de voyeur (même pour qui ne comprend pas le danois). L’étrange objet enene béton qui contient le micro est une création de FOS (No title). Les objets produits par cet artiste revendiquent un aspect maladroit, rugueux, ni beau ni vraiment fonctionnel, pour créer de la friction plutôt que de l’harmonie. FOS cherche à agir sur les conditions de la vie sociale à travers son projet «Social design», par des interventions légères, telles que la disposition dans l’espace des participants à un séminaire.


Photo: Anders Sune Berg, courtesy AVPD

Le client qui se rend aux toilettes arrive dans une sorte d’antichambre d’aspect parfaitement banal : sol gris, portes standard, murs blanc cassé. Il pousse l’une des nombreuses portes et se retrouve dans une réplique exacte de la première pièce, créant un sentiment d’irréalité et de désorientation. Il essaie d’autres portes, qui ne s’ouvrent pas (elles sont fausses), ou qui le conduisent à tourner en rond à l’infini. D’autres portes, enfin, donnent accès aux toilettes. Avec des moyens très simples, AVPD a créé un labyrinthe miniature (Passage). Son efficacité vient de ce qu’il ne ressemble pas à un labyrinthe – et qu’il est particulièrement irritant de devoir traverser un labyrinthe pour atteindre les toilettes. C’est «un espace conçu pour provoquer imagination», selon Jeppe Hein.


Photo: Anders Sune Berg, courtesy Kenneth Balfelt et FOS, Heroin Tap (robinet, à gauche du bar) – Jeppe Hein, Illusion for a second (bar) – Olafur Eliasson, Local career lamp (petite, blanche), National career lamp (taille moyenne, rose) et International career lamp (grande, verte) – Ernesto Neto, aaaaaaaaaaaaa!!! (lounge, au fond), Saraceno: Air-port-City (ballons argentés, au fond).

Le café – restaurant – bar Karriere est implanté dans le meat district de Copenhague, entre bars à strip-tease et entrepôts de découpe de viande. Projet très ambitieux créé à l’initiative de l’artiste danois Jeppe Hein et de sa sœur Lærke Hein, il réunit une affiche exceptionnelle de plus de trente artistes contemporains, parmi les plus célèbres. Le lieu est littéralement rempli d’œuvres, et d’autres sont encore attendues : Carsten Höller, Maurizio Cattelan, Simon Starling… «Tout le monde pensait que ce serait trop. Pas moi.», confie Jeppe Hein.

Le comptoir du bar (Jeppe Hein, Illusion for a second) se déplace horizontalement, si lentement que son mouvement est imperceptible. Le verre que vous avez posé devant vous peut donc se retrouver en face de votre voisin pendant que vous discutez, ce qui crée une interaction entre les clients : «Hé ! Vous avez pris mon verre ? Ou c’est moi qui ai déjà trop bu ?» (Peter Kirkhoff Eriksen, «Jeppe Hein, Illusion for a second»). En effet, de quoi a-t-on besoin pour entamer une discussion dans un bar ? D’un prétexte quelconque qui peut servir de point de départ. C’est justement ce que fournit l’œuvre (à supposer bien entendu de ne pas connaître le dispositif par avance) : elle agit comme un déclencheur.

Le client peut consommer une boisson aphrodisiaque au gingembre, préparée selon une recette empruntée à une femme malienne rencontrée par l’artiste Kenneth Balfelt, à qui est reversé un pourcentage sur les ventes (Kady Juice–Gingembre par Kady). Douglas Gordon a tatoué l’avant-bras de Jeppe Hein des mots «as you,» et celui de Lærke Hein des mots «find me,» (Douglas Gordon, find me, as you, / as you, find me,). 7% du prix de vente de chaque demi est attribué à un fonds de solidarité. Chacun est invité à suggérer des utilisations pertinentes de la somme ainsi constituée, qui sera distribuée une fois par an (Alicia Framis, Karriere Grant). En terrasse, le Dividing Wall de Dan Graham relie, multiplie ou masque les tables qui l’entourent, selon la position du soleil, et laisse passer le son des conversations ou non, suivant l’endroit où l’on se situe. Dans les toilettes, une inscription sur un miroir invite à poser une question, puis à effacer de la main un point d’interrogation. Celui-ci laisse alors la place à un aphorisme choisi au hasard (Robert Stadler, Bocca della verita).

«Il y a de nombreuses toilettes à Karriere, commente Jeppe Hein, et beaucoup d’interventions d’artistes dans les toilettes. Je pense que les toilettes sont très importantes, car elles sont le reflet de ce qui se passe dans un lieu – si les toilettes sont propres, on peut imaginer que la cuisine l’est aussi.» Dans l’une des toilettes, deux portes ordinaires semblent donner accès à deux cabines. Mais à l’intérieur, il manque un élément crucial : la cloison de séparation. Ce ne sont donc pas deux cabines individuelles, mais une cabine double, utilisable en couple. C’est une idée que Jeppe Hein a eue sur le chantier, et qui n’est pas signalée comme une contribution artistique : «nous n’avons pas annoncé tout ce que nous avons conçu à Karriere. Beaucoup d’interventions ne sont pas désignées comme des œuvres. Il reste des choses à découvrir sur place.»

Les projets répondent au manifeste de Karriere : «Contemporary art and social life» : «Les artistes qui sont intervenus ici sont tous impliqués physiquement dans leur pratique. Ils ne se contentent pas de créer des œuvres à accrocher au mur. Ce n’est pas un espace d’exposition.» Le client n’est pas seulement invité à regarder les œuvres, ou à entrer dedans, mais à les vivre. Elles sont conçues pour activer des comportements, générer des relations entre les clients, proposer des scénarios dans lesquels s’introduire…, tout en laissant au public son entière liberté : participer, regarder, imaginer, ou ne rien faire.
Karriere propose de réaliser le vieux projet de fusion de l’art et de la vie quotidienne. Cependant, sa pertinence ne réside pas tant dans ce principe lui-même, mais dans le fait qu’il prenne ici – enfin – une forme crédible. Il atteint l’objectif, mille fois annoncé, d’agir sur les relations humaines. Pour cela, les artistes n’ont pas recours à des utopies grandiloquentes ou des comportements extrêmes, mais à des expérimentations légères, à petite échelle.

C’est la démarche que poursuit Jeppe Hein dans son œuvre. Son travail sur les bancs en est représentatif. Hein a créé de nombreux bancs «modifiés». Certains subissent des déformations morphologiques (série Modified Social Bench). D’autres se déplacent tout seuls quand quelqu’un y est installé (série Moving Bench). D’autres contiennent des capteurs de présence qui commandent, lorsqu’on s’y assied, le déclenchement d’une fontaine située devant le banc, et son arrêt lorsqu’on se lève (série Did I Miss Something?). Le banc constitue l’espace public le plus simple : «C’est une manière de créer son propre espace dans l’espace public, explique Hein. Le banc recèle aussi des implications politiques. C’est une décision politique de placer un banc à un endroit. Par exemple, vous ne serez pas autorisé à placer un banc sur une place ou des skaters pourraient se rassembler.»

La banalité du banc permet à l’intervention artistique de s’y introduire sans cérémonial. Hein observe comment le public s’approprie ses bancs et les modifie progressivement, de façon à ce que l’utilisation soit la plus naturelle possible (Michele Robecchi, «Jeppe Hein – Modified Social Benches», catalogue de l’exposition Witnesses, Fundación NMAC, 2006). C’est une démarche empirique : «En tant qu’artiste, je pense qu’il est primordial d’apprendre à partir de ce que les gens font réellement. Comment ils interagissent avec les oeuvres.» Grâce à une attention très fine aux réactions du public, aux situations quotidiennes, Hein parvient à faire participer physiquement le spectateur à des expériences limites : se retrouver au milieu d’un mur d’eau (série des Appearing Rooms, et Space in Action / Action in Space, Munich, 2002), être menacé par une lourde sphère de métal qui se déplace de manière erratique (360 Presence, galerie Nicolai Wallner, 2002), à devenir une souris de laboratoire dans un labyrinthe totalitaire, «soft» et invisible (Labyrinthe Invisible, Centre Pompidou, 2005), ou faire face à un mur qui crache du feu (Bear the Consequenses, galerie Nicolai Wallner, 2003). Dans chacune de ces situations, pourtant, le spectateur entre presque naturellement, et participe par jeu. C’est que Hein ne le force pas, ne l’agresse pas: il se laisse donc emmener sans crainte.

La création d’un bar constitue le passage à une expérimentation à plus grande échelle. Comme le banc, le bar est un lieu ordinaire, ouvert et accessible à tous. Le choix de ce programme donne une dimension quotidienne, matérielle, tangible à l’idée de fusionner l’art et la vie.

L’expérimentation artistique trouve dans le réel un terrain propice. Tout comme Allan Kaprow faisait «des œuvres avec la vie» (Jeff Kelley, Introduction à Allan Kaprow, L’art et la vie confondus, Centre Georges Pompidou, 1996), les artistes de Karriere font de la vie avec des œuvres. Or, déplacer l’art dans la vie quotidienne est peut-être plus riche de potentiel que l’inverse. Une œuvre prend une dimension très particulière si elle s’actualise dans un usage ordinaire. Dans un musée, le bar en mouvement de Jeppe Hein serait anecdotique. Une fois l’expérience de l’œuvre faite, le visiteur passe à la suivante ; elle ne vit plus ensuite que dans le souvenir. Ici, l’œuvre n’est pas seule : elle s’inscrit dans la conversation qui le précède et se poursuit dans celle qu’elle provoque. Elle est intimement liée à l’usage normal du lieu (boire, être ivre). Elle dialogue avec cet usage, l’enrichit, l’exacerbe, et rend visible les fantasmes qu’il véhicule.

A Karriere, les œuvres s’insèrent dans l’expérience immédiate, actuelle, débarrassées de l’aura du musée, qui tient le public à distance (mais ce point de vue est de moins en moins pertinent : les musées se transforment en lieux de loisir de masse, s’adressent à des publics non spécialisés, s’inscrivent dans la vie quotidienne, et les œuvres perdent progressivement leur aura). Comme l’explique Jeppe Hein, «il n’est pas nécessaire d’être cultivé pour apprécier Karriere, ni de savoir qui sont les artistes. Les gens n’abordent pas forcément les oeuvres comme de l’art. Ils sont autorisés à parler, à danser… Mais quand vous vous asseyez à une table et que votre visage est illuminé par l’arc en ciel des luminaires d’Olafur Eliasson, cela peut vous inciter à discuter avec vos amis. Karriere ne propose pas seulement de l’art contemporain, mais aussi une excellente nourriture, des concerts, des conférences, des DJs, et un journal. Nous voulons que les gens reviennent, qu’ils adoptent l’endroit. Ce n’est pas un lieu que l’on visite une seule fois, comme un musée.» La politique de prix elle-même est partie intégrante du projet : volontairement modérée, elle vise à n’exclure aucun public.

Karriere hérite de l’utopie de l’œuvre d’art totale, mais incarne l’inverse de l’œuvre «unitaire», dont les différentes parties concourent à un même but esthétique ou conceptuel – que ce soit l’œuvre universelle de Richard Wagner ou la mise en ordre de l’existence par purification esthétique du Bauhaus. Ce n’est pas non plus une composition fermée, parfaite ou définitive : «Il pourra y avoir des œuvres supplémentaires dans le futur. Il se peut aussi que certaines œuvres ne fonctionnent pas comme prévu, et dans ce cas, nous verrions avec l’artiste s’il peut la remplacer par une autre ou la retirer.»

L’idée d’œuvre d’art totale est débarrassée de ses penchants totalisants ou/et utopiques. Karriere se situe du côté de la liberté et du plaisir. Le lieu est agréable, accueillant, ouvert ; à la fois banal et festif, quotidien et magique. Il ne vise pas la cohérence ou la logique unique, mais la construction d’un univers singulier. Il se rapproche des «petites libertés» qu’Andrea Zittel cherche à matérialiser*, des «zones autonomes temporaires» évoquées par Hakim Bey (BEY Hakim, TAZ. The Temporary Autonomous Zone, Ontological anarchy, poetic terrorism, Brooklyn, Autonomedia, 1991), ou des «espaces autres» théorisés par Michel Foucault (Michel Foucault, «Des espaces autres», in Dits et Ecrits, t.4, Paris, Gallimard, 1994).

Karriere représente un enseignement fondamental pour les architectes et designers : il montre comment construire des lieux magiques. Comment l’architecture d’un lieu peut agir sur la vie et l’enchanter, ici et maintenant. Certains programmes sont plus féconds que d’autres pour emporter leurs utilisateurs dans un univers parallèle : bars, parcs d’attractions, zoos, musées, théâtres, bains publics, ascenseurs, chambres d’hôtel… Ces lieux que l’on fréquente pour un temps limité, sans se les approprier complètement, offrent plus de liberté au concepteur car leur essence n’est pas entièrement dictée par des contraintes fonctionnelles quantifiables avec précision. Ce sont des espaces-parenthèses, qui autorisent des usages déviants. Il suffit de très peu pour les faire basculer dans un autre univers.

Karriere témoigne de ce que pourrait être une architecture des comportements. Les artistes ne cherchent pas à «gérer» un programme, à résoudre des problèmes, à trouver des solutions, à créer une identité… Ils ne se rendent pas esclaves des contraintes du projet, mais en jouent, en débordent : ils modifient des objets de tous les jours, inventent des usages, tirent l’existant vers de nouvelles directions, procèdent par assemblage de réalités, juxtaposition d’usages, déplacement de fonctions, recombinaison de l’imaginaire, invention de scénarios… Ils s’inspirent des techniques utilisées dans les parcs d’attractions ou les cirques (influences que Hein reconnaît sans tabou mal placé).

Cette attitude doit-elle se limiter à des lieux et à un public branché ? Est-elle transposable dans un autre contexte ? Il serait intéressant d’expérimenter cette démarche dans des espaces d’une toute autre échelle. La rénovation du Forum des Halles, par exemple. Aborder une telle question par une approche artistique à l’échelle de l’individu permettrait peut-être d’apporter des solutions insolites, là où les méthodes architecturales classiques sont étouffées par les innombrables contraintes du site. Il serait possible d’enchanter le lieu de l’intérieur : intégrer une franchise de Karriere dans la salle d’échanges du RER, enrichir la piscine de dispositifs participatifs ou construire dans le jardin un hôtel agencé par des artistes. En cas d’«échec», le lieu n’en souffrirait pas.

L’artiste, le designer ou l’architecte possèdent les outils pour transformer la vie quotidienne. Dans la pratique, ils se contentent souvent de l’esthétiser. L’architecture ou l’art deviennent intéressants lorsqu’ils se donnent la liberté d’interroger les conditions d’existence, de proposer des relations humaines nouvelles, des modes de vie alternatifs… Mais cette liberté n’est possible qu’à condition de poursuivre le but essentiel : l’invention de la réalité.

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* L’un des projets les plus intéressants d’Andrea Zittel flottait justement au large de Copenhague : A-Z Pocket Property était censée produire un monde minimum pour son possesseur, réunissant les «trois propriétés les plus importantes : votre parcelle de terrain, votre habitation et votre véhicule». Voir Paola Morsiani (ed), Andrea Zittel. Critical Space, Prestel, 2005. Jeppe Hein, qui a suivi une formation de charpentier, a participé à la construction de ce projet.

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