Bookmark and Share Trou noir urbain (Nostalgie du Forum des Halles) – Propositions/spéculations

Propositions/spéculations

Trou noir urbain (Nostalgie du Forum des Halles)

Stéphane Degoutin, 2009. Subject: Perverse Urbanism


Photo: S. Degoutin

« C’est l’escalator du Forum des Halles, c’est la plongée, le grand schuss qui dévale vers la fête, vers l’angoisse, vers l’illusion, où les jeunes en rupture, les zonards, la génération de la galère viennent vivre. »

La Fontaine des Innocentes, Antenne 2, juin 1984

« Tous ont besoin de drogue pour se donner du courage et calmer l’angoisse toujours présente […], toute la journée ils se bourrent de haschich ou de barbituriques […] mélangés à de la bière, ce qui les plonge dans un état second. »

Jeunes en danger, Antenne 2, 24 septembre 1987


Photo: S. Degoutin

« Ici, dans ce lieu qui paraît toujours à l’état brut […] passent, devant vous, des jeunes montés sur des patins à roulettes […] emportés par on ne sait quel destin. »

Pierre-François Large, Des Halles au Forum: métamorphoses au cœur de Paris, l’Harmattan, Paris, 1992, p.95

Dans les années 1980, le Forum exhalait un parfum subversif, mélange de bandes, d’insécurité et d’imagerie à la Jean-Paul Goude. Il fallait s’y faire voler son portefeuille, traîner avec des gens louches, fréquenter Le Roxy. « J’y allais avec mes amis. On prenait des couteaux à cran d’arrêt on disait qu’on était des punks. Je m’étais fait braquer un Coca par un skin. Ils avaient des Docs. Ils avaient un peu peur de nous eux aussi. » (X)


Photo: S. Degoutin

Paris, figée dans l’adulation de son passé, hypnotisée par l’admiration de sa propre beauté, repliée sur elle-même, antisuburbaine, hypercentralisée, possède en son centre sa contradiction absolue — son antidote ? — : un nœud de réseaux ouvert sur la métropole, une attraction périphérique, un espace aveugle, étranger à son contexte, un monstre architectural et urbain, une bravade face à l’hégémonie de l’idéologie patrimoniale et passéiste.


Photo: S. Degoutin

Espace de concentration de foule, dans un labyrinthe, dans un trou, un cul-de-sac en sous-sol.

Potentielle cible terroriste.

Mystique du Grand Escalator.

Foule Compressée.

Flipper Humain.

Culte du Grand Trou.

Labyrinthe des Profondeurs

Ces millions de connaissances imparfaites sont-elles moins réelles, moins valables, qu’une improbable vérité du lieu, qu’il resterait à déterminer ?

Répétées à l’infini, les perceptions partielles deviennent réalité.


Photo: S. Degoutin

L’absence d’ouvertures sur l’extérieur a le même effet que l’enceinte autour du parc Disneyland : elle définit un monde et renforce la logique interne. On s’enfonce dans le Grand Escalator comme dans un train fantôme. Elle procure aussi cette sensation de protection, de sécurité, propre aux abris souterrains. On peut s’y sentir comme un animal dans son abri, telle la taupe de la nouvelle de Kafka Le Terrier. Mais, comme chez Kafka, la protection offerte par les galeries souterraines est ambivalente, générant simultanément protection et angoisse. Le territoire est déjà occupé. C’est alors « l’antre, cavité sombre, région souterraine aux limites invisibles, abîme redoutable qu’habitent et d’où surgissent les monstres, […] symbole de l’inconscient et de ses dangers, souvent inattendus. […] Les cavernes abritent fréquemment des monstres, des brigands et plus nettement encore, les portes même de l’enfer. » (Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles: Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres)


Photo: S. Degoutin

Dans son « Essai de description psychogéographique des Halles », écrit il y a cinquante ans – avant le déplacement du marché de gros à Rungis –, Abdelhafid Khatib proposait de transformer le quartier en « parc d’attractions pour l’éducation ludique des travailleurs », et d’y édifier des « labyrinthes perpétuellement changeants », en cohérence avec la théorie de la dérive de Guy-Ernest Debord, selon laquelle « dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités nouvelles de construction favorisent. »

Inauguré une vingtaine d’années plus tard, le Forum des Halles répond à cet idéal. Il a été édifié ici un irreprésentable enchevêtrement d’espaces intérieurs déployés dans les trois dimensions, tantôt souterrains tantôt aériens, hétéroclite accumulation de programmes, espace paradoxal, multidimensionnel, incompréhensible, d’une complexité topologique extrême, un immense labyrinthe à chemins divergents, dont le but est d’égarer celui qui s’y engouffre.


Photo: S. Degoutin

Le Forum des Halles est l’espace public par excellence (selon la conception européenne de l’espace public) : ouvert à tous, accessible de partout, point de mélange entre locaux et touristes, habitants de la ville dense, du suburbain, du périurbain, de la province et de l’étranger.

L’espace public à un tel point de concentration qu’il absorbe tout ce qui l’entoure, tel un trou noir urbain.

Foules fascinées, ne pouvant résister à son champ gravitationnel, finissant englouties — avant de se voir éjectées dans une autre dimension de l’espace temps urbain, au bout d’un RER, dans une lointaine banlieue.


Photo: S. Degoutin

Les Halles ne peuvent être représentées correctement par un plan : la succession des espaces se fait dans les trois dimensions. Le quartier apparaît plus grand qu’il n’est en réalité, car l’espace replié sur lui-même offre une infinité de parcours.

Tout labyrinthe est une condensation symbolique du voyage, et simultanément, un dispositif spatial qui rend possible le voyage dans un espace minimal: à la fois le symbole et la chose même, portée à un degré de concentration supérieur. A cette forme canonique de l’espace, le Forum des Halles ajoute la troisième dimension. Le labyrinthe tridimensionnel et souterrain pousse à son maximum l’art de se perdre sur place.


Photo: S. Degoutin

Le recensement de toutes les enseignes et équipements qui ont existé au Forum mais ont disparu forme une liste impériale borgésienne: quatre salles de cinéma d’art et d’essai, une salle polyvalente (concert, théâtre etc.), le « Petit Forum », un « Forum des Enfants », une exposition permanente sur l’énergie, une annexe du musée Grévin, une salle de réunion et de congrès de 250 places, une « maison de la poésie », un musée de l’holographie, un musée des martyrs de Paris montrant « les plus horribles histoires de l’Histoire avec un réalisme saisissant », un centre océanographique conçu par le commandant Cousteau, un musée du rock’n’roll, une boutique « Ticket Choc » qui vendait des objets et gadgets aux couleurs des tickets de métro. « Il y a aussi ce magasin appelé ‘Les présents du futur’, ouvert en novembre 1986, qui vend toutes sortes d’objets, représentant toute une idéologie sécuritaire actuelle (coups de poing américains, bombes anti-agression…) ou bien plus utilitaires (bombes anti-graffiti). » Parmi les commerces présents à l’ouverture, on trouvait Ungaro, Charles Jourdan, Pierre Cardin, Saint-Laurent Rive Gauche, Chantal Thomass, Ted Lapidus, Hédiard, Franck & Fils, Dorothé Bis, Max Mara, Rodier, Daniel Hechter, Brummell, Geneviève Lethu, Cacharel, Minelli, Manoukian… A la fin des années 1980, au contraire, « dans les magasins dits ‘jeunes’, les vêtements se trouvent le plus souvent pliés par terre sur des blocs de pierre entre deux écrans montrant des clips vidéo. ». Le plus étrange occupant du Forum est sans doute ce centre social « Espace Plus », qui fut installé par le gestionnaire du centre commercial pour faire bonne figure. Une affiche à l’entrée annonçait, en 1988 : « accueil – micro-informatique – délinquance – société – solidarité – femmes immigrées – handicapés mentaux – litiges consommateurs – prévention sociale – réfugiés immigrés – volontariat. » ; et en 1984 : « loisir – sexualité – consommation – emploi – logement – niveau scolaire – santé – vie sociale. » Le centre était animé par des psychologues et des animateurs sociaux et « régissait environ 10 personnes par après-midi », pour parler et écouter. Il ferma ses portes en 1990.

Sources:
Jean-Paul Chauvigné, Françoise Morand, Christian Vernadal, Rendez-vous aux Halles, le Chamois, Paris, 1980. Ce livre indique tous les commerces du Forum des Halles en 1980 et de toutes les rues du quartier, numéro par numéro, y compris les sex-shops.
Pierre-François Large donne une description très précise du Forum en 1992 in « Anatomie des niveaux », in Des Halles au Forum : Métamorphoses au cœur de Paris, l’Harmattan, Paris, 1992 (pp.83 à 99).


Photo: S. Degoutin

La neutralité monstrueuse
A l’époque de sa construction, le projet du Forum des Halles était critiqué pour sa neutralité: « c’est un projet qui a pour but de passer inaperçu, de ne contrarier personne et d’évacuer l’architecture en préconisant une architecture ‘neutre’ d’accompagnement, ’simple et de bon goût’, noyée dans la verdure d’un jardin. » (Association pour la Consultation Internationale pour l’Aménagement du Quartier des Halles, 600 contreprojets pour les Halles, éditions du Moniteur, 1981, p.15.) C’est « un projet d’une totale fadeur, qui ne prétend pas séduire mais vise avant tout à désamorcer la critique. » (François Chaslin, Macadam, 15 février 1979), une « non architecture » (Jack Lang, Conseil de Paris, mars 1979), un projet « sans ambition » (Syndicat des architectes), un « néant architectural » (Jack Lang, Le Monde, 5 septembre 1979).


Doc: APUR

La décision de construire en souterrain aux Halles était motivée, entre autres, par le désir de ne pas créer d’élément architectural traumatisant – ce que symbolisait, à l’époque, la Tour Montparnasse. Caché, souterrain, le quartier des Halles a une position moins nette, il est plus difficile à appréhender. Ses abords sont indistincts (aucune rue carrossable ne le borde directement), sa forme extérieure est mal définie, son contenu n’est pas visible de l’extérieur. Pourtant, la rupture de Montparnasse avec son contexte paraît moins rigide.

On peut résumer en quelques principes les raisonnements qui ont abouti à la création du Forum:

- 1 : Localiser la gare de RER à l’endroit le plus central de Paris (selon André Fermigier, cela « aurait au moins le mérite d’animer le quartier. »).
Résultat : la centralisation du réseau de transports encore renforcée, puisque « environ un sixième des déplacements quotidiens effectués dans l’ensemble de la région et utilisant les transports en commun y passent. »

- 2 : Creuser la station sous les anciennes Halles, plutôt qu’à proximité de la station de métro existante, située sous la place du Châtelet et la rue de Rivoli.
Résultat : la destruction des pavillons Baltard et la station de transports la plus malcommode de Paris.

- 3 : Cacher les constructions neuves en dessous du niveau du sol (toujours selon André Fermigier « Moins on verra de choses en surface, mieux cela vaudra. » André Fermigier, « Vive la ville souterraine ! », Le Nouvel Observateur, 28 février 1968).
Résultat : un quartier « conçu sur le mode du refus, voire du refoulé » (Sem Paris Centre, « Les Halles : Voyage au centre de Paris »), où l’architecture est « préservée du risque de la laideur par l’absence de façades » (Françoise Fromonot, La campagne des Halles : Les nouveaux malheurs de Paris, La Fabrique, Paris, 2005, p.24.).

- 4 : Créer une ville souterraine.
Résultat : un labyrinthe souterrain tridimensionnel, glauque et inhospitalier.

- 5 : Dissocier les circulations automobile et piétonne.
Résultat : Des voiries souterraines surdimensionnées, montagnes russes pour automobilistes en mal de sensations. D’immenses espaces sous-utilisés en plein milieu du projet.

- 6 : Le quartier doit être rentable.
Résultat : le centre de Paris bloqué jusqu’en 2055 par le bail accordé au gestionnaire du centre commercial.


Avant-projet: les opérations de Beaubourg et du Forum des Halles sont reliées par une connexion souterraine passant sous le bd Sébastopol. Doc: APUR

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