Stéphane Degoutin
Petite histoire illustrée de la ville privée
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Article paru dans le n°337 (juillet/août 2004) de la revue Urbanisme, sous une forme légèrement écourtée.


Depuis le XIXe siècle, il existe autour de Paris, Londres et New York des enclaves réservées à l’élite, comme le Parc de Montretout, à Saint-Cloud, loti à partir de 1832, la Villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement de Paris, lotie à partir de 1853, ou Llewellyn Park à Orange (New Jersey) non loin de Manhattan, loti dans les années 1850.

Ces lotissements possèdent dès leur création toutes les caractéristiques des gated communities modernes. Uniquement résidentiels, destinés à une clientèle aisée et construits à proximité des infrastructures de transport (premières voies de chemin de fer), ils délimitent leur territoire par un portail imposant, un contrôle d’accès, et se dotent de règlements de copropriété destinés à préserver leur qualité en interdisant les constructions bon marché et l’implantation d’activités commerciales ou industrielles.


L’ancêtre de la « communauté à portail » (littéralement : gated community) : le Parc de Montretout. A droite du portail : la maison du gardien.


La Villa Montmorency

Tant qu’ils étaient rares et réservés à une élite, ces quartiers restaient par nature très minoritaires dans le paysage urbain, et ne constituaient pas un fait significatif. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Ce type d’habitat s’est révélé très adapté au mode de vie suburbain, et les promoteurs immobiliers ont démocratisé le "produit" pour le vendre au plus grand nombre. Les gated communities sont ainsi devenues, dans certaines régions des Etats-Unis, la forme d’habitat la plus banale qui soit.

Vue du ciel, la physionomie de la ville américaine a radicalement changé. La trame orthogonale régulière qui quadrillait l’immensité du territoire selon un idéal égalitaire et démocratique depuis Thomas Jefferson a disparu au profit de rues-nouilles, de lotissements en culs-de-sac et de portails d’accès. Seules les voies de desserte sont publiques.


Prolifération de gated communities, à Dana Point dans le comté d’Orange (Californie).

Les gated communities ne sont plus réservées aux riches : il en existe aujourd’hui pour presque toutes les classes sociales. A l’exception des portails d’entrée et des murs d’enceinte, rien ne les distingue des autres lotissements résidentiels : même population, mêmes voitures, mêmes maisons... Dans les banlieues américaines récentes, habiter derrière des murs n’est plus une excentricité réservée aux classes aisées : cela devient la norme.


Banalisation. Une rue de la gated community Stonegate (« Portail de pierre »), à Palmdale (Californie).


Entrée de California’s Château à Palmdale, une gated community destinée aux classes moyennes.

Après avoir été vulgarisé aux Etats-Unis, le modèle de la gated community s'exporte très rapidement. Il répond incontestablement à une demande essentielle, liée au mode d’habiter dans les mégapoles, puisqu’on en trouve aussi bien en Chine qu’en Amérique du Sud, en Russie, en Afrique du Sud, au Moyen-Orient, en Australie ou en Europe.


Le Domaine du Golf à Saint-Germain-les-Corbeil est directement calqué sur le modèle des gated communities américaines. Il propose des maisons de série et quelques petits immeubles résidentiels.

L’espace public qui entoure ces développements est réduit à sa plus simple expression. Le paysage typique des zones suburbaines américaines les plus récentes est une succession infinie de murs d’enceinte.


Traversée d’un quartier résidentiel : Vineland Road à Orlando (Floride).

En ville, les immeubles d’habitation adoptent volontiers l’allure de bunkers ou de forteresses.


Medici, à Downtown Los Angeles (Californie). Cet ensemble résidentiel se développe en trois îlots, séparés par des rues publiques, mais reliés entre eux par des passerelles aériennes.

Les gated communities américaines modernes sont apparues dans le système suburbain dispersé (la ville étalée ou sprawl) qui est structurellement dénué d’espace public au sens européen du terme, c'est à dire libre d’accès et ouvert à tous. Pour répondre à ce contexte, elles recréent à l’intérieur de leur enceinte un espace collectif, qui peut être un golf, une piscine, ou simplement des espaces accueillants (chemins piétons, aménagement paysager…), qui permettent de créer un espace de repos au sein de la mégapole.


Manhattan Village, à Manhattan Beach (Californie)


Cardiff by the Sea Apartments, à San Diego (Californie)

La manière dont les gated communities répondent au phénomène de disparition de l’espace public – en créant ex nihilo leur propre espace public « privé » – est révélatrice d’une transformation radicale de l’organisation de nos sociétés. Ce changement se manifeste également par d'autres configurations urbaines : centres commerciaux, campus universitaires, ensembles de bureaux, aéroports, parcs d’attractions… Tous ces environnements, choisis "à la carte" par chacun forment un système urbain privé complet, un réseau de microcosmes qui peut, avec la généralisation du contrôle d'accès, se superposer au reste du territoire sans pour autant communiquer avec lui. Elément par élément, toute la ville disparaît de l'espace public traditionnel.

© Stéphane Degoutin