Stéphane Degoutin
Le paysage urbain à l'âge de l'information
"Fuck cyberspace! I'd rather live in New Jersey"
Hakim Bey ("The No-Go Zone")
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Article paru dans le hors-série "Landscape" du site www.incident.net
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Paris représentait, à la fin du XIXe siècle, la quintessence de la ville moderne: la "ville-lumière", avec les Grands Boulevards éclairés la nuit, les trouées haussmaniennes audacieuses, la Tour Eiffel et les Expositions Universelles. Au début du XXe siècle, c'est New York qui a pris sa place, avec ses gratte-ciel, son rythme effréné, son effervescence culturelle. Puis Los Angeles a représenté un autre modèle urbain, radicalement différent, fondé sur l'utilisation généralisée de l'automobile.

L'utilisation des technologies modernes a pris une part très importante dans la formation de ces villes et dans l'image de modernité qu'elles arborent. En simplifiant à l'extrême, on peut dire que chacune de ces villes a incarné une invention issue de la révolution industrielle: le métro à Londres, l'éclairage urbain à Paris, l'ascenseur à New York, et l'automobile à Los Angeles. Chacune de ces inventions a eu un impact suffisant pour modifier en profondeur le paysage urbain.

Qu'en est-il aujourd'hui du paysage urbain après la modernité industrielle, à l'âge de l'information?

Lors d'une conférence récente, l'architecte américain Robert Venturi (auteur de Learning from Las Vegas) regrettait de s'être fait souffler un projet auquel il tenait depuis longtemps: celui de la façade électronique en changement perpétuel. Un bâtiment est intégralement recouvert d'un immense écran rétro éclairé qui permet d'afficher n'importe quelle animation numérique. Alors qu'il avait publié le projet depuis une dizaine d'années, c'est une firme commerciale qui a réalisé la première façade de ce type à Times Square à New York. Selon Venturi, cette réalisation représente le premier pas vers une architecture de l'information.

Times Square possède aujourd'hui plusieurs façades de ce type. Sur l'une d'entre elles, les cours de la bourse défilent sur un fond noir, et tournent à 90° à l'angle de la rue. Sur une autre, des films commerciaux s'enroulent autour des courbes du bâtiment. Une autre encore ressemble à un écran de télévision géant, mais percé de fenêtres (on trouve le même type d'écrans à Tokyo, notamment dans le quartier de Shinjuku).

Ces façades sont spectaculaires, mais incarnent-elles "le paysage urbain à l'âge de l'information"? Certainement pas, et une visite à Times Square suffit à s'en convaincre. Les façades électroniques s'y mélangent dans une extraordinaire accumulation d'enseignes lumineuses, d'architectures spectaculaires financées par la Disney World Company, d'affiches et d'enseignes géantes, d'animations de rues, entre les mouvements de la foule compacte, les flux automobiles, la surcharge de signes, les éclairages artificiels, et un drapeau américain géant fait de tubes fluo. Les façades électroniques se fondent parfaitement dans ce décor car elles sont, elles aussi, un simple décor.

Mais ce qui frappe le plus, c'est que la foule qui fréquente Times Square est constituée presque entièrement de touristes (venus du monde entier ou simplement de la banlieue). On est dans un lieu symbolique de New York, mais il n'y a ici aucun New Yorkais. Du fait de la pression démographique qui a fait augmenter la population des villes dans des proportions inédites, les centres-villes surdensifiés, traversés par des foules toujours plus denses de passants, ont perdu leur raison d'être originelle. Ils ne sont plus qu'un élément parmi d'autres au sein de la mégapole, et ont perdu le monopole des fonctions résidentielles et productrices pour se voir transformés en centres commerciaux, en musées, en vitrines. La nouvelle décoration de Times Square est un exemple frappant de cette évolution.

Le paysage urbain de Times Square n'est en rien nouveau, même s'il utilise de nouvelles technologies. Il n'est que le résidu de la ville moderne qu'a été New York au XXe siècle. Ce n'est plus un lieu de vie, mais une image destinée aux touristes.

L'urbanologue qui étudie Times Square est comme l'astronome qui observe une planète lointaine, dont la lumière lui parvient des années après qu'elle ait été émise: Times Square est le témoin d'un mouvement très ancien: il témoigne de l'impact de la pression démographique sur l'organisation de la mégapole et la dégradation du rôle des centres-villes - rien à voir donc avec l'impact des nouvelles technologies sur la ville.

Pour observer l'impact des nouvelles technologies sur le paysage urbain, il faut quitter les centres-villes et parcourir les tentaculaires extensions urbaines "hors la ville", qui absorbent les masses d'habitants qui continuent d'affluer dans les régions urbaines. En effet, la majorité des centres-villes sont bâtis sur une structure urbaine ancienne, relativement immuable, alors que les territoires des banlieues éloignées, construits beaucoup plus récemment ressentent l'impact des nouvelles technologies beaucoup plus rapidement - et d'une manière totalement différente.

L'échelle de ces territoires peut décourager l'explorateur. Plus elles sont éloignées de la ville, plus les zones suburbaines consomment de l'espace. En d'autres termes, plus la ville s'étend, plus elle s'étend vite, et plus la densité construite diminue. Ainsi, entre 1970 et 1990, la surface construite de Los Angeles a augmenté de 300 %, alors que sa population n'augmentait "que" de 45 %. Los Angeles consomme de l'espace plus rapidement que jamais, et cela n'est plus dû à l'automobile: cela fait bien longtemps que tous les Angelinos sont motorisés, l'automobile n'est pas la cause de l'augmentation de la consommation d'espace observée entre 1970 et 1990.

C'est que toutes les technologies apparues ces dernières décennies augmentent les possibilités de s'affranchir de l'espace urbain traditionnel, et d'habiter "loin de tout". Les moyens de communication, de transport et d'information sont suffisamment développés aujourd'hui pour donner une nouvelle autonomie aux lotissements de banlieue. Il n'est plus nécessaire d'habiter à proximité d'aucun des services qu'offrent les centres des villes moderne: cinéma, restaurant, école, poste, musée, mairie, bureaux, usines, commerces, lieux de culte et de sociabilité… Tout cela peut être mis à distance sans que les habitants en souffrent, puisqu'ils peuvent reconstituer chez eux tous ces services: home cinema, home office et commerce en ligne rendent autonome n'importe quelle maison individuelle. Un lotissement de maisons peut donc s'implanter n'importe où, y compris très loin des facilités urbaines et des services publics, tout comme un centre commercial ou un immeuble de bureaux.

Or, si les logements, commerces, bureaux, usines, hôpitaux… n'ont plus besoin d'être directement reliés entre eux pour fonctionner, que tous les composants de la ville peuvent s'implanter en dehors de la ville, cela signifie qu'il n'y a donc plus de "ville" au sens traditionnel du terme. La notion de "ville", qui représentait un ensemble compact et cohérent, a disparu, du fait de l'émiettement de ses composants. Le paysage urbain actuel est une dispersion d'éléments, séparés les uns des autres, et qui ne forment pas un espace public homogène. Les zones urbaines s'étendent toujours plus en surface.

Puisque les éléments qui constituent la ville n'entretiennent plus de relations entre eux, la conséquence logique est que chacun de ces éléments se referme sur lui-même, et crée son propre espace public à l'intérieur. Ils constituent des mondes autonomes et séparés, accessibles uniquement à leurs usagers. On ne peut pénétrer dans un ensemble de bureaux sans décliner son identité, ni dans un centre commercial sans passer devant un vigile. Le contrôle d'accès est en passe de devenir universel. Quant aux zones résidentielles, la forme d'habitat dont la propagation est la plus rapide sont les gated communities ("communautés fermées"): des lotissements de maisons individuelles dont l'accès est protégé par des murs, des grilles, et parfois des milices privées. On estime que 8 à 10 millions d'Américains, soit 4 % de la population, vivent déjà dans des gated communities. Ce chiffre est en augmentation constante depuis les deux dernières décennies.

Le paysage typique des zones suburbaines les plus récentes aux Etats-Unis est un réseau infini de routes encerclant des quartiers immenses et monofonctionnels (dédiés à une seule activité: habitat, loisir, travail, ou commerce). A l'infini, les mêmes éléments standardisés se répètent: zones résidentielles, desservies par des avenues entourées de murs de part et d'autre, zones commerciales, constituées d'une accumulation de "big boxes" (hangars agrémentés de signalétique), zones industrielles, ou zones de bureaux. Tous ces environnements sont entourés de parkings qui forment comme un no man's land autour d'eux, et sont surveillés par des vigiles.

© Stéphane Degoutin